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LETTRE

LXXXIX.

1739.

A M. LE MARQUIS D'ARGENSON.

A Cirey, 7 mars.

QUE direz-vous de moi, Monfieur? Vous me

pas

faites fentir vos bontés de la manière la plus bienfefante; vous ne femblez me laiffer de fentimens que ceux de la reconnaissance, et il faut avec cela que je vous importune encore. Non, ne me croyez assez hardi; mais voici le fait. Un grand garçon bien fait, aimant les vers, ayant de l'esprit, ne fachant que faire, s'avise de se faire présenter, je ne fais comment, à Cirey. Il m'entend parler de vous comme de mon ange gardien. Oh, oh, dit-il, s'il vous fait du bien, il m'en fera donc : écrivez-lui en ma faveur.

Mais, Monfieur, confidérez que j'abuserais . . . . Eh bien, abusez, dit-il; je voudrais être à lui, s'il va en ambassade : je ne demande rien, je le fervirai à tout ce qu'il voudra; je fuis diligent, je fuis bon garçon, je fuis de fatigue; enfin, donnez-moi une lettre pour lui. Moi qui fuis bon homme, je lui donne la lettre. Dès qu'il la tient, il fe croit trop heureux. Je verrai M. d'Argenfon! Et voilà

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mon grand garçon qui vole à Paris.

J'ai donc, Monfieur, l'honneur de vous en avertir. Il fe préfentera à vous avec une belle mine et une chétive recommandation. Pardonnez-moi, je vous en conjure, cette importunité; ce n'eft pas ma faute. Je n'ai pu résister au plaifir de me vanter de vos bontés, et un paffant a dit: J'en retiens part.

S'il arrivait en effet que ce jeune homme fût fage, 1739. ferviable, inftruit, et qu'allant en ambaffade vous euffiez par hafard befoin de lui, informez-vous en au noviciat des jéfuites. Il a été deux ans novice malgré lui. Son père, congréganiste de la congrégation des meffieurs (12) (vous connaissez cela), voulait en faire un faint de la compagnie de Jesus; mais il vaut mieux vivre à votre fuite que dans cette compagnie.

Pour moi je vivrai pour vous être à jamais attaché avec la plus refpectueufe et la plus tendre reconnaissance.

LETTRE X C.

A M. HELVETIUS, à Paris.

A Cirey, ce 14 mars.

Vous êtes une bien aimable créature; voilà tout

ce que je peux vous dire, mon cher ami. On me mande que vous venez bientôt à Cirey. Je remets ǎ ce temps-là à vous parler des deux leçons de votre belle Epître fur l'étude. Vous pouvez de ces deux deffins faire un excellent tableau, avec peu de peine. Continuez à remplir votre belle ame de toutes les vertus et de tous les arts. Les femmes penfent que vous vous devez tout à l'amour, la poësie vous revendique, la géométrie vous offre des xx, l'amitié veut tout votre cœur, et meffieurs des fermes voudraient auffi que vous ne fuffiez qu'à

(12) Les jefuites avaient deux congrégations dans leurs collèges; celle des écoliers, et celle des fots du quartier, qu'on appelait congrégation des Meffieurs.

eux; mais vous pouvez les fatisfaire tous à la fois.
Mettez-moi toujours, mon cher ami, au nombre 1739.
des chofes que vous aimez ; et dans votre immenfité,
n'oubliez point Cirey qui ne vous oubliera jamais.
Eft-il poffible que vous ayez daigné aller chez Saint-
Hyacinthe? Vous profanez vos bontés. Je ne fais
comment vous remercier.

LETTRE X C I.

A M. LE MARQUIS D'ARGENSON,

Le 24 mars.

J'ENVOIE, Monfieur, fous le couvert de monfieur

votre frère, le commencement de l'hiftoire du fiècle de Louis XIV. Elle ne fera pas plus honorée de la cire d'un privilége que les deux épîtres; mais fi elle vous plaît, c'est là le plus beau des priviléges. Or, j'ai grande envie de vous plaire; et vous verrez que fi je n'en viens pas à bout, ce ne fera pas faute de travailler dans les genres que vous aimez. Laiffezmoi faire, et vous ferez au moins content de mes efforts.

Hélas! Monfieur, eft-il poffible que le prix de tant de travaux foit la perfécution? Eh, quelle perfécution encore ! la plus acharnée et la plus longue. Il paraît que mon affaire contre Desfontaines prend un fort méchant train. N'importe, j'ai la gloire que vous avez daigné vous y intéresser ; c'est la plus belle

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1739.

des réparations. Vous m'aimez, Desfontaines est assez puni.

Voilà comme la vengeance eft douce. Mon cœur eft pénétré de vos bontés pour jamais.

LETTRE

X CII.

A M. THIRIOT.

Le 24 mars.

UN des meilleurs géomètres de l'univers (*), et

fans contredit auffi un des plus aimables hommes,
quitte Cirey pour Paris; et c'est la feule faute où
tomba ce grand-homme. Il vous rapporte le s'Gravefende
en maroquin, appartenant à Louis XV, les Satires.
de Pope qui perfécute fes ennemis autant que je
fuis perfécuté des miens, et le portrait d'un homme
fort malheureux à Paris, mais fort heureux dans fa
folitude, et qui compte toujours 'fur votre amitié,
malgré les injuftices qu'il effuie. Nous avons reçu
tous les livres. Nous vous prions d'envoyer le Langage
des bêtes (**). Je ne fais fi c'est un bon livre; mais
c'eft un fujet charmant. J'envie aux bêtes deux chofes,
leur ignorance du mal à venir, et de celui qu'on dit
. d'elles. Elles ont de plus de fort bonnes choses; elles
ont même des amis, et par là je me confole avec
elles, car j'en ai auffi, et je compte fur vous.

(*) M. Clairaut.

(**) Du père Bougeant, jéfuite; fa compagnie, pour le punir d'avoir publié cet ouvrage, le condamna à ne plus faire que des catéchismes. LETTRE

1739

LETTRE XCIII.

A M. LE COMTE D'ARGENTAL.

2 avril.

MON refpectable ami, j'aime mieux encore fuc

comber fous le libelle de Desfontaines, que de figner un compromis qui me couvrirait de honte. Je fuis plus indigné de la propofition que du libelle.

Tout ce mal-entendu vient de ce que M. Hérault, qui a tant d'autres affaires plus importantes, n'a pas eu le temps de voir ce que c'eft que ce Préfervatif qu'on veut que je défavoue comme un libelle, purement et fimplement.

Ce Préfervatif, publié par le chevalier de Mouhi, contient une lettre de moi, qui fait l'unique fondement de tout le procès. Cette lettre authentique articule tous les faits qui démontrent mes fervices et l'ingratitude du scélérat qui me perfécute. Défavouer un écrit qui contient cette lettre, c'eft figner mon déshonneur, c'eft mentir lâchement et inutilement. L'affaire, ce me femble, confifte à favoir fi Desfontaines m'a calomnié ou non. Si je défavoue ma lettre dans laquelle je l'accufe, c'est moi qui me déclare calomniateur. Tout ceci ne peut-il finir qu'en me chargeant de l'infamie de ce malheureux? Comment veut-on que je défavoue, que je condamne la feule chofe qui me juftifie, et que je mente pour me déshonorer?

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