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et comme j'en voudrais faire. Il est vrai que vos derniers vers me font triftement sentir que je ne peux 1738. me flatter que la Henriade ait jamais une place à côté des bons ouvrages du fiècle paffé; mais il faut bien que chacun foit à fa place. Je tâche au moins de rendre la mienne moins méprifable, en corrigeant chaque jour tous mes ouvrages. Je n'épargne aucune peine pour mériter un fuffrage tel que le vôtre, et je viens encore d'ajouter et de réformer plus de deux cents vers pour la nouvelle édition de la Henriade qu'on prépare.

Je me flatte du moins que le compas des mathématiques ne fera jamais la mesure de mes vers; et fi vous avez verfé quelques larmes à Zaïre ou à Alzire, vous n'avez point trouvé, parmi les défauts de ces pièces-là, l'efprit d'analyfe, qui n'eft bon que dans un traité de philosophie, et la fécheresse qui n'eft bonne nulle part.

Il a couru quelques épîtres très-informes, fous mon nom. Quand je les trouverai plus dignes de vous être présentées, je vous les enverrai. En attendant, voici un de mes fermons (9) que je vous envoie, avant qu'il foit prêché publiquement. Je vous prie, comme théologien du monde, et comme connaisseur, et comme poëte, de m'en dire votre avis. Vous y verrez un peu le fyftême de Pope, mais vous verrez auffi que c'eft aux Anglais plutôt qu'à nous qu'il faut reprocher le ton éternellement didactique, et les raifonnemens abftraits, foutenus de comparaisons forcées.

(9) Le Difcours en vers fur la nature de l'homme. Voyez le volume des Poëmes.

1738.

Je vous fupplie que l'ouvrage ne forte point de vos mains. Je compte fur votre critique autant que fur votre difcrétion. J'ai également befoin de l'une et de l'autre. Le fond du fujet eft délicat, et pourrait être pris de travers; je voudrais ne déplaire ni aux honnêtes gens ni aux superstitieux; enseignez-moi ce fecret-là.

Vous ne me dites rien de madame du Deffant, ni de M. l'abbé de Rothelin. Si pourtant vous voulez leur faire ma cour d'une lecture de mon ouvrage, vous me ferez un vrai plaifir. Avec vos critiques et les leurs, il faudra qu'il devienne très-bon ou que je le brûle.

Je m'imagine que vous allez quelquefois chez madame de Berenger, et que c'eft là que vous voyez le plus fouvent M. l'abbé de Rothelin, qui m'a un peu renié devant les hommes; mais je le forcerai à m'aimer et à m'eftimer. Mandez-moi tout naïvement comment aura réuffi mon chinois chez madame de Berenger, à qui je vous prie de présenter mes refpects, fi elle s'en foucie.

Pour vous, mon cher Formont (et non Fourmont, Dieu merci) aimez-moi hardiment, parlez-moi de même. Madame du Châtelet, pleine d'eftime pour vous et pour vos vers, vous fait les plus fincères complimens. Je suis à vous pour jamais.

1738.

MON

LETTRE LII.

A M. THIRIOT.

A Cirey, le 29 décembre.

ON cher Thiriot, vous avez dû recevoir une lettre pour le Prince royal. En voici une affez fingulière pour M. de Maupertuis. Je vous prie de la lui donner avec cent cinquante livres, qu'il mettra dans le tronc des lapones, et de lire les petits verficulets qui fe trouvent dans cette lettre à fir Ifaac ; c'eft une petite formule de quête pour les lapones (*), fuivant les rites de l'abbé de Saint-Pierre d'Utopie, qui appellera cela, s'il veut, bienfefance; mais c'est une réparation que la France doit. Nous ne fommes point publick Spirited en France, nous n'en avons pas même le mot. Nation légère et dure! L'abbé Mouffinot a cent écus tout prêts. Me voilà à fec pour quelque temps, mais mon cœur n'y eft jamais.

Je n'ai nul empreffement pour le palais Lambert, car il eft à Paris. Si madame du Châtelet veut l'acheter, il lui coûtera moins que vous ne dites. Je vivrai avec elle là comme à Cirey; et dans un louvre ou dans une cabane, tout eft égal. Je ne crois pas que cette acquifition dérange trop fa fortune, et je crois que je pourrai toujours la voir jouir d'un état très-honorable avec une fage économie qu'il faut recommander à fa générofité.

Dites au très-aimable M. Helvétius que je l'aime (*) Voyez Lettres en vers et en prose, lett. 62.

infiniment, et que je dis toujours, en parlant de

1738. lui:

Macte animo, generofe puer, fic itur ad aftra.

Apparemment que le petit Lamare espère beaucoup de vous et peu de moi; car depuis que je lui ai donné cent livres d'une part, et cent vingt de l'autre, je n'entends pas parler de lui. Il ne m'en a pas feulement accusé la réception. Comme j'en ai ufé de même avec Linant, et que vous m'avez mandé, il y a quelque temps, qu'il avait tenu des difcours fort infolens de Cirey, je vous prie de me mander quels font ces difcours. Rien n'est fi trifte qu'un foupçon vague. Il faut favoir fur quoi compter. Demi-confidence eft torture. Il faut tout ou rien, en cela comme en amitié.

Je vous fouhaite la bonne année, et vous embrasse tendrement.

LETTRE LIII.

A MADAME DE MOULIN.

JE

Cirey, décembre.

E vous rends à l'un et à l'autre mon amitié je vois, par vos démarches, qu'en effet vous ne m'avez point trahi, et que, quand vous m'avez diffipé vingtquatre mille livres d'argent, il y a eu feulement du malheur, et non de mauvaise volonté. Je vous pardonne donc, et fans qu'il me refte la moindre amertume fur le cœur.

Tout

Tout mon regret eft de me voir moins en état d'affifter les gens de lettres, comme je le fefais. Je n'ai 1738. plus d'argent; et quand il a fallu, en dernier lieu, faire de petits préfens à M. Linant et à M. Lamare, j'ai été obligé de faire avancer les deniers par le fieur Prault, jeune libraire fort au-deffus de fa profeffion.

il

Je me flatte que M. Linant aura enfin heureusement fini cette tragédie dont je lui ai donné le plan y a fi long-temps. Je lui fouhaite un fuccès qui lui donne un peu de fortune et beaucoup de gloire. Ce ferait avec bien du plaifir que je lui écrirais, mais vous favez que de malheureuses plaintes domeftiques, et une jufte indignation de madame la marquife du Châtelet contre fa fœur, me lient les mains. J'ai donné ma parole d'honneur de ne point lui écrire, et je ne lui écrirai point; mais je ne l'ai point donnée de ne le point fecourir, et je le fecoure. Paffez donc chez M. Prault fils, et priez-le de donner encore cinquante livres à M. Linant. Surtout que M. Linant donne fa tragédie à imprimer à M. Prault; c'eft une juftice que ce libraire aimable mérite. Faites le marché vous-même; quand je dis vous, je dis votre mari, cela est égal.

Vous devriez engager M. Linant à écrire, fans griffonner, une lettre refpectueufe, pleine d'onction et d'attachement à M. le marquis du Châtelet, et autant à madame. Ce devoir bien rempli pourrait opérer une réconciliation peut-être néceffaire à la fortune de M. Linant.

Je voudrais qu'il pût dédier fa pièce à madame la marquife du Châtelet. Je me ferais fort de l'en faire récompenfer. L'aimable Prault a encore donné cent Correfp. générale. Tome II. I

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