Page images
PDF
EPUB

trouve une imagination féconde; votre ouvrage lui 1738. paraît plein de diamans brillans, mais qu'il y a loin de tant de talens et de tant de grâces à un ouvrage correct! La nature a tout fait pour vous, ne lui demandez plus rien; demandez tout à l'art ; il ne vous manque plus que de travailler avec difficulté. Vingt bons vers en quinze jours font mal-aifés à faire, et depuis nos grands maîtres, dites-moi, qui a fait vingt bons vers alexandrins de fuite? Je ne connais perfonne dont on puiffe en citer un pareil nombre. Et voilà pourquoi tout le monde s'eft jeté dans ce miférable style marotique, dans ce ftyle bigarré et grimaçant, où l'on allie monftrueufement le trivial et le fublime, le férieux et le comique, le langage de Rabelais, celui de Villon, et celui de nos jours; à la bonne heure qu'un laid visage fe couvre de ce masque. Rien n'eft fi rare que le beau naturel: c'est un don que vous avez; tirez-en donc, mon cher ami, tout le parti que vous pouvez, il ne tient qu'à vous. Je vous jure que vous ferez fupérieur en tout ce que vous entreprendrez; mais ne négligez rien. Je vous donne un bon confeil, après vous avoir donné de bien mauvais exemples. Je me fuis mis trop tard à corriger mes ouvrages; je paffe actuellement les jours et les nuits à réformer la Henriade, Oedipe, Brutus, et tout ce que j'ai jamais fait; n'attendez pas comme moi; fi non vis fanus, curres hydropicus. Je fonge à guérir mes maladies; mais vous, prévenez celles qui peuvent vous attaquer. Puifque vous chantez l'étude avec tant d'efprit et de courage, ayez auffi le courage de limer cette production vingt fois; renvoyez-la-moi, et que je vous la renvoye encore. La gloire, en ce métier-ci,

eft comme le royaume des cieux, et violenti rapiunt illud. Que je fois donc votre directeur, pour ce 1738. royaume des belles-lettres; vous êtes une belle ame à diriger. Continuez dans le bon chemin, travaillez, je veux que vous faffiez aux belles-lettres et à la France un honneur immortel. Plutus ne doit être que le valet de chambre d'Apollon; le tarif eft bientôt connu, mais une épître en vers est un terrible ouvrage. Je défie vos quarante fermiers généraux de le faire. Adieu, je vous embrasse tendrement; je vous aime comme on aime fon fils. Madame du Châtelet vous fait les complimens les plus vrais; elle vous écrira, elle vous remercie.

Allons, qu'un ouvrage qui lui eft adreffé foit digne de vous et d'elle. Vous m'avez fait trop d'honneur dans cet ouvrage, et cependant je vous rends la vie bien dure. Adieu, je vous fouhaite la bonne année. Aimez toujours les arts et Cirey.

JE

[blocks in formation]

E me venge de vos critiques fur notre ami M. de la Bruère. Vous me donnez le fouet, et je le lui rends. Il eft vrai que j'y vais plus doucement que vous, mais c'eft que je fuis du métier, et je ne fais que douter quand vous favez affirmer. Je fuis peut-être auffi exact que vous, mais je ne fuis pas fi févère. Voici donc, mon cher ami, fon opéra que je lui

renvoie avec mes apoftilles et une petite lettre, le 1738. tout adreffé à père Merfenne.

Je me rends fur quelques-unes de vos cenfures. L'épître fur l'homme eft toute changée; enfin, je corrige tout avec foin. L'objet de ces fix difcours en vers eft peut-être plus grand que celui des fatires et des épîtres de Boileau. Je fuis bien loin de croire les perfonnes qui prétendent que mes vers font d'un ton fupérieur au fien. Je me contenterai d'aller immédiatement après lui. Comment ne vous êtes-vous pas aperçu que l'épître fur la nature du plaifir, eft précifément celle dont la fin eft adreffée au Prince royal? comment n'avez-vous pas vu que le plaifir eft le fujet de tout ce poëme ? comment enfin n'avez-vous pas reconnu les vers que je vous demandais? Grâce à Apollon, je les ai retrouvés et refaits pour vous épargner la peine de me les envoyer.

Je ne crois pas que Pollion foit fâché de mes contrecritiques; mais je crois que vous voyez tous deux combien l'art des vers et l'art de juger font difficiles. Plus on connaît l'art, plus on en fent les épines.

Ne vous hâtez pas de juger M. du Fay; cela est trop français; attendez du moins que vous ayez lu fon factum. Je dois fouhaiter qu'il ait tort, mais je fuis bien loin de le condamner. (8)

Je ne me rends point fur le Desfontaines, et je vous foutiens que le pied plat dont vous me parlez, qui vous a fi indignement accoutré dans fon libelle néologique, c'est lui-même ; mais je ne vous dis que ce que vous favez. Vous cherchez à ménager un monftre

(8) Trompé par des expériences peu concluantes, il avait cru trouver quelques erreurs dans l'optique de Newton.

que vous déteftez et que vous craignez. J'ai moins de prudence ; je le hais, je le méprife, je ne le crains 1738, pas, et je ne perdrai aucune occafion de le punir. Je fais haïr parce que je fais aimer. Sa lâche ingratitude, le plus grand de tous les vices, m'a rendu irréconciliable.

Je vous enverrai bientôt la tragédie de Brutus entièrement réformée, et défaite heureusement des églogues de Tullie.

Je vous enverrai Oedipe tout corrigé, et vous aurez encore bien autre chose. Que Dieu me donne vie, et vous ferez content de moi. Je brûle de vous faire voir les corrections fans fin de la Henriade. Si le royaume des cieux eft pour les gens qui s'amendent, j'y aurai part; s'il eft pour ceux qui aiment tendrement leurs amis, je ferai un faint. Platon mettait dans le ciel les amis à la première place; j'y ferais encore en cette qualité.

Adieu, mon cher ami; je vous embraffe tendrement.
L'élu Voltaire.

LETTRE

A M.

J'AI

L.

PRAUL T,
ULT, libraire.

A Cirey, ce 13 décembre.

AI reçu votre lettre, mon cher Prault; fi vous étiez toujours auffi exact, je vous aimerais beaucoup. Vous avez donc donné cent vingt livres à M. de Lamare, et vous avez plus fait que je n'avais ofé vous demander. Je me charge du payement, s'il ne vous

paye pas.

1738.

Je vais vous rembourfer et les cinquante livres que vous avez données à M. Linant, et quelque argent que je vous dois. Prenez, à bon compte, ces quatre cents livres que je vous envoie en un billet fur mon ami l'abbé Mouffinot. Vous m'enverrez votre mémoire dans le courant de janvier.

Sitôt la présente reçue, faites un ballot d'un Bayle entier, bien complet, et envoyez-le à M. l'abbé de Breteuil, grand-vicaire à Sens, avec une feuille de papier, où vous mettrez : A M. l'abbé de Breteuil, de la part de fon très-humble et très-obéiffant ferviteur Voltaire ; le tout bien beau et bien emballé : c'eft un petit préfent d'étrennes.

Voici les vôtres ci-inclufes. Tâchez d'imprimer avec permiffion cette nouvelle épître morale, en attendant que je vous envoye le recueil complet et corrigé. La Henriade eft bientôt prête. Vous prendrez votre parti je ne veux que vous faire plaifir.

Je vous embraffe de tout mon cœur.

[blocks in formation]

J'AI

DE FORM ON T.

A Cirey, ce 20 décembre.

lu, Monfieur, la belle épître que vous avez bien voulu m'envoyer, avec autant de plaifir que fi elle ne m'humiliait pas. Mon amitié pour vous l'emporte fur mon amour propre. Vous faites des vers alexandrins comme on en fefait il y a cinquante ans,

« PreviousContinue »