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N° VIII. [25 SEPTEMBRE 1815.]

LES HOMMES DE LOI.

Au barreau, protéger la veuve et le pupille,
C'est là qu'à l'honorable on peut joindre l'utile ;
Sur la gloire et le gain établir sa maison,
Et ne devoir qu'à soi sa fortune et son nom.
PIRON, Métromanie, acte III, scène vII.

<< Maître (me disait il y a quelques jours Zaméo, que j'avais conduit au Palais pour y faire quelques emplettes), comment s'appelle cette grande maison que nous parcourons, et qui est habitée par des hommes si singulièrement vêtus? Mon ami, ce vaste édifice se nomme le Palais. - C'est donc là que demeure le grand chef? — Non, c'est là que se rend la justice; et ces hommes en robes rouges et noires sont des magistrats, des gens de loi, dont les uns dispensent la justice que les autres réclament.

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Il n'y a donc ici que des honnêtes gens? — C'est le plus petit nombre, comme par-tout ailleurs. La chicane habite aux mêmes lieux que la justice; on y exerce le plus noble ministère ou le plus indigne métier; on y admire la plus belle institution des

peuples civilisés, et l'on y maudit les abus sans nombre qui la déshonorent. Dans cette salle où l'on défend aujourd'hui la veuve, on spoliait hier l'orphelin; dans cet antre où le crime trouve aujourd'hui sa punition, l'innocence demain peut se voir condamnée. L'un vend sa conscience, l'autre se voue à la misère plutôt que de la trahir : celui-ci s'applaudit, en montant en voiture, d'avoir soustrait un grand coupable à l'échafaud ; celui-là gémit, en s'en retournant à pied, de n'avoir pu sauver un innocent. » Zaméo ouvrait de grands yeux, et, sans rien concevoir à ces étranges contrastes, voulait savoir pourquoi cette classe d'hommes était habillée si différemment des autres citoyens. Je lui appris que, dans le treizième et dans le quatorzième siècle, la grande robe était le signe distinctif de la science, et que les hommes de loi avaient cru devoir conserver, dans l'exercice de leurs fonctions, un costume imposant par sa gravité.

Tout en causant, nous nous arrêtâmes dans une des galeries devant la boutique d'une marchande mercière, pour y faire l'emplette de ces mules du Palais dont l'ancienne réputation, comme celle de certains écrivains, pourrait bien être le seul mérite. Auprès du comptoir, dans un grand fauteuil de cuir noir, était enfoncé un petit homme qui paraissait être un ancien habitué du magasin, et pour le moins un vieil ami de la marchande. Sa petite perruque ERMITE DE LA GUIANE, T. I.

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ronde, ses gros sourcils noirs, sur lesquels se détachaient de longs poils gris, ses petits yeux vairons, son large nez barbouillé de tabac; son habit noir, dont la manche gauche était visiblement sillonnée par les traces de la plume qu'on y avait long-temps essuyée, une certaine odeur de greffe qui s'exhalait de toutes a personne, trahissaient en lui l'un des plus déterminés suppôts de la chicane; mais comme sa physionomie, ainsi que ses discours, participaient de la malice d'un procureur, de l'argutie d'un avocat, et de l'indifférence d'un vieux juge, je ne devinais pas encore à quelle branche de l'organisation judiciaire il pouvait appartenir; je multipliai mes emplettes pour avoir plus de temps à observer ce singulier personnage, dont la profession me fut tout-à-coup révélée par lui-même: « Et vite, et vite, ma robe et ma toque, dit-il à la marchande, je vois un de mes confrères en habit de garde national; l'occasion est belle pour prendre un dẻfaut contre lui; je cours à la cinquième chambre faire appeler l'affaire : ce sera toujours un jugement de plus sur le mémoire des frais. » J'eus de la peine à cacher un petit mouvement d'indignation : l'honnête procureur (car il n'y avait plus moyen de s'y méprendre) avait passé sa robe à la hâte, et se dis-. posait à sortir, quand un hasard, dont j'étais loin de prévoir les suites, lui fit entendre mon nom et mon adresse, que je donnais à la marchande. « Le che

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valier de Pageville! s'écria-t-il avec un mouvement de surprise et de satisfaction: seriez-vous parent du marquis de Pageville qui avait des terres en Bourgogne? C'était mon père. - Enchanté de revoir le fils d'un homme aussi respectable; je me nomme Dufain, et j'ai hérité de la liquidation des affaires de feu madame la comtesse de Savignac. Vous vous rappelez sans doute un procès à la poursuite duquel mon aïeul et mon père sont morts? Dieu veuille avoir leur ame et la vôtre, lui répondis-je avec un peu d'humeur; je ne connais point votre comtesse, et je n'ai jamais eu de procès. — II est encore temps, me dit-il avec un souris sardonique; » et il sortit pour aller prendre son défaut.

Je ne pensais plus à M. Dufain, que j'espérais bien avoir vu pour la première et dernière fois de ma vie, lorsque, le lendemain de ma promenade au Palais, je vis entrer dans ma chambre un homme d'une figure sinistre, lequel tira de sa poche un petit papier qu'il glissa honteusement sur ma table; et, sans attendre que je l'interrogeasse, « Je suis huissier, pour vous servir, me dit-il; je viens, à la requête de M. Dufain, avoué près la cour royale, et fondé de pouvoir de feu madame la comtesse de Savignac. Eh bien! que me veut-il, votre M. Dufain? - L'exploit ci-joint, dont le coût est de 3 fr. 50 c., vous instruira de la demande qu'il forme contre vous, par suite d'un procès en instance

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depuis 97 ans. » Je ne savais si je devais rire ou me fâcher de cette impertinente visite. L'huissier ne me laissa pas le temps de me décider, et sortit à recu lons en me saluant à plusieurs reprises.

J'essayai d'abord de lire l'exploit, pour savoir de quoi il s'agissait; il me fut impossible d'en déchiffrer deux lignes: tout ce que je pus découvrir, c'est que j'étais assigné, de par le Roi, qui ne s'en doute certainement pas. Ce grimoire infernal, ce commerce de papier timbré qu'on paie cent fois sa valeur, est une des plus odieuses inventions de cette foule de vampires immatriculés qu'il fait vivre.

Comment, me disais-je (en réfléchissant avec inquiétude sur les suites d'un procès que je craignais d'autant plus que je ne savais pas même de quoi il était question), c'est chez le peuple d'Europe le plus anciennement policé, qu'un misérable, pour trois livres dix sous qu'il me fait payer, acquiert le droit de m'enlever à mon repos, à mes affaires, et de me faire comparaître devant un tribunal où quelque autre faquin, constitué mon adversaire, pourra me diffamer impunément, ou du moins égayer à mes dépens la cour et l'auditoire, s'il croit servir par-là les intérêts d'un client aux gages duquel il a mis son éloquence' Quelle est donc cette sauve-garde des lois qui laisse la tranquillité, l'honneur, la fortune d'un citoyen à la merci de quiconque veut l'attaquer dans les formes juridiques? Mes réflexions augmen

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