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Madame de Lorys avait eu seule la permission de la suivre dans une promenade où elle n'a jamais que sa fille pour compagne ; j'étais resté avec M. de Mérange, avec qui je visitai en détail une habitation dont le terrain est assez vaste pour qu'il ait trouvé le moyen d'y établir une espèce de petite ferme expérimentale où ses enfants s'instruisent, en s'amusant, des détails de l'économie rurale, et dans laquelle il fait lui-même l'essai de procédés nouveaux qu'il n'emploie en grand dans ses terres qu'après s'être assuré du succès des premières expériences. Charles s'essaie à manier la bêche et le râteau. Sa sœur a soin d'une petite basse-cour; elle éléve aussi des vers à soie, et cette branche d'industrie, qu'elle cultive avec soin, n'a déja plus de secret pour elle.

Nous dînâmes, à cinq heures précises, avec quelques amis qui ont leur couvert mis dans cette maison, et qui m'ont tous paru dignes d'y être admis. On tint table assez long-temps, par égard pour le grand-papa, que ses infirmités empêchent depuis quelque temps d'assister au repas du soir. La conversation fut instructive sans être pédante. Le philosophe André, en mangeant ses carottes, soutint avec esprit, entre autres paradoxes, « que le dixhuitième siècle était, à tous égards, le plus remarquable de tous ceux dont s'honorait l'histoire des hommes, et que la raison humaine avait fait plus

de progrès dans la première moitié de ce siècle de lumière que dans les quatre ou cinq mille ans qui l'ont précédé. »

Quand on vint à parler de théâtre, il ne se montra pas moins hétérodoxe: il déclama contre la régle, qu'il appelle le préjugé des trois unités. « Corneille, Racine et Voltaire, dit-il, ont illustré la scène des chefs-d'œuvre au-delà desquels il n'y a plus par rien de possible dans le système dramatique qu'ils ont adopté, j'en conviens; mais plus le sentier qu'ils ont suivi est étroit, plus la trace qu'ils y ont laissée est profonde, moins il faut les y suivre: la route est maintenant tout ornière, frayez-vous-en donc une autre dans la plaine; prenez vos prédécesseurs pour modéles et non pour guides. La tragédie et la comédie régulières sont faites, parfaites; reste à faire autre chose.» Aussitôt on cria au mélodrame, et bien en prit au philosophe de se trouver loin du grand-papa, qui l'aurait, je crois, battu, pour venger l'honneur de Racine et de Molière, qu'il croyait compromis dans une pareille discussion.

Après le dîner on passa dans le salon, et dès ce moment le maître de la maison parut abdiquer son autorité entre les mains de sa femme: les enfants furent remis aux soins d'une gouvernante, et la meilleure mère de famille ne laissa voir

que

plus aimable des femmes. Marmontel a dit que

la

l'art

de concilier les prédilections avec les bienséances

était le secret des ames délicates: ce secret est celui de madame de Mérange; je ne me lassai pas d'admirer le parti qu'elle en tirait au milieu de la société brillante et nombreuse qui se rassembla le soir chez elle, et dont elle était à-la-fois le noeud, le charme, et l'ornement.

J'ai parlé dans le discours précédent du souper qui termina si gaiement cette utile et agréable journée.

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L'inquiétude, le chagrin, une recherche extrême dans la parure, l'avidité, la paresse et l'injustice, tels sont les désordres qui accompagnent l'amour.

L'accord de l'amour et de l'innocence semble être le paradis sur la terre : c'est le bonheur le plus doux et l'état le plus délicieux de la vie.

J. J. ROUSSEAU.

J'ai aimé deux fois dans ma vie; et, dans cette double épreuve, j'ai reconnu que ce sentiment est le plus grand des maux quand il n'est pas le plus grand des biens. Je retrouverais peut-être dans la profondeur de mes souvenirs l'image confuse des maux que cette passion m'a fait souffrir et des plaisirs qu'elle m'a fait goûter; mais ce que je sens encore, j'essaierais en vain de l'exprimer : dans l'homme moral, comme dans l'homme physique, le coeur est la dernière partie que la vie abandonne; il pourrait

arriver qu'un vieillard éprouvât les transports de l'amour, mais il ne saurait ni les inspirer, ni les peindre. J'ai dès long-temps prévu cette cruelle décadence, et j'ai trouvé le moyen d'y échapper, en prenant pour ainsi dire note de mes sensations et de mes sentiments, comme on fixe d'un trait sur la muraille l'ombre fugitive qui passerait sans y laisser de trace.

J'ai écrit mes mémoires sans autre but que de me comparer à moi-même, et de pouvoir, en bon comptable, dresser à toutes les époques de ma vie le bilan de ma situation physique et morale.

L'amour, qui tient une si grande place dans les destinées humaines, a eu sur les miennes une double influence, si parfaitement compensée, que je me trouve, à ce sujet, dans la même perplexité où se trouvait Corneille par rapport au cardinal de Richelieu :

Il m'a fait trop de bien pour en dire du mal;
Il m'a fait trop de mal pour en dire du bien.

Les deux épisodes suivants, que j'extrais du volumineux manuscrit de mes mémoires, ne sont que le commentaire de cette antithèse.

J'atteignais à peine ma vingtième année, et j'étais venu passer quelques mois à Paris, au retour de ma première campagne maritime. Je n'étais pas dépourvu d'agréments extérieurs, et l'on me citait

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