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différents tours d'équilibre qu'il exécute ensuite avec une toupie qu'il fait tourner sur une pointe de fer, qu'il fait courir le long d'une tringle, et qu'il place ensuite sur un roseau flexible en équilibre sur son menton, en lui imprimant des mouvements divers en contradiction apparente avec toutes les lois de la statistique et de la gravité des corps.

A ces tours succède celui d'un boulet de granit, pesant quatorze livres, que l'Indien lance avec ses pieds: il le reçoit d'abord sur un bras, le rejette sur l'autre, le fait voler à une grande hauteur, le reçoit sur la nuque du cou, et le fait bondir à plusieurs reprises sur ses épaules.

Le jongleur indien qui avait commencé le spectacle par ses escamotages, se présenta pour le terminer par le fameux tour du sabre, où j'attendais mon docteur. L'instrument passa dans ses mains; il en mesura la longueur, et s'approcha du théâtre assez près pour se convaincre par tous ses sens de la réalité d'une expérience qui mit encore une fois sa physique en défaut,

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On a tant abusé de ce mot charmant mélancolie, qu'on serait parvenu à le rendre ridicule, si l'on avait pu en trouver un autre pour peindre une situation

'Cette fable charmante, que madame de G... attribua à La Fontaine à l'époque où elle parut pour la première fois, comme épigraphe, à la tête de ce discours, cette fable est de M. Arnault, qui la composa à l'occasion de son exil, au mois de juillet 1815.

de l'ame, ou, si l'on veut, une disposition de l'esprit à laquelle les Français sont peut-être plus enclins qu'aucun autre peuple. Cette observation ne dément point celle que l'on a faite, et dont on convient plus généralement sur la gaieté de leur caractère. La mélancolie (qu'il faut bien se garder de confondre avec cette maladie organique que nos voisins d'outre-mer ont appelée le spleen) n'est pas une manière d'être habituelle, mais un accident de notre nature, auquel les caractères excessivement gais sont plus sujets que les autres. C'est donc avec plus de prétention que de justesse qu'on a défini ce sentiment la convalescence du malheur, puisqu'il nous surprend quelquefois au sein du bonheur même, et qu'il se prête aux plus douces illusions de la vie pour en augmenter le charme, comme il se mele aux plus vives douleurs pour en tempérer l'amertume. La mélancolie se plaît dans les méditations qui exercent l'ame et lui donnent un sentiment plus expansif de son existence. Elle vit dans le passé ou dans l'avenir; le présent seul n'existe pas pour elle. J'aime assez la figure et l'attitude que lui donne le poëte anglais Warton:

Melancholy,

Goddess of tearful eye,

That loves to fold her arms and sigh'.

Mélancolie: déesse aux yeux humides de larmes : elle s'assied, croise les bras, et soupire.

S'il est un plaisir dont il soit impossible de se rendre compte, c'est sans doute celui dont la source est dans l'idée d'une certaine perfection que l'on ne trouve ni en soi ni dans les autres, et que l'on cherche hors de la nature; dans un état de malaise où l'ame se complaît à flotter, sans repos et pourtant sans fatigue, sur une mer d'incertitudes qui n'a que rizon pour rivage.

l'ho

Je ne cherche point la cause de ce phénomène physiologique ou psychologique ; je parle de ses éffets, et j'écris sous la dictée de mes impressions et de mes souvenirs.

La mélancolie, tout-à-fait inconnue aux peuples sauvages, paraît être le dernier degré de la civilisation; elle n'est donc point fille de la solitude, comme on l'a si souvent répété; il serait plus vrai de dire qu'elle en est la mère; car elle la fait naître en tout lieu : c'est une des propriétés de cette faculté de l'ame que d'isoler de la nature entière l'objet dont elle se saisit, et pour parler le langage des physiciens, de faire le vide autour de lui.

Née pour l'ordinaire dans le tumulte du grand monde, la mélancolie s'y crée des déserts où elle se réfugie jusqu'à ce qu'elle trouve l'occasion d'en habiter de réels, qu'elle peuple de ses longs souvenirs et de ses vagues espérances.

Tel est le sort qui m'a été réservé: après une longue vie passée dans l'orage des passions, con

tinuellement entre les deux excès d'une gaieté bruyante et d'une mélancolie profonde, les heures qui ont laissé dans ma mémoire les traces les plus durables, dont le souvenir a plus de charmes pour mon esprit, sont celles où je me suis endormi au milieu de ces songes de l'homme éveillé.

Entre une foule de situations semblables, il en est qui se rattachent aux trois principales époques de ma vie, et vers lesquelles mes idées se reportent avec plus d'intérêt.

Je me retrouve, à vingt ans, sur ce navire où je commandais une escorte de lascars 1, à ma sortie de Surate, et dans ce désordre d'esprit où m'avait plongé l'abandon de la volage Nanine. C'était dans une de ces belles nuits qu'on ne connaît qu'entre les deux tropiques: le ciel, d'un azur de saphir, étincelait d'étoiles; le navire, poussé par un vent frais, laissait derrière lui un sillage lumineux dont j'observais le phénomène, assis sur la galerie de poupe. Insensiblement la majestueuse uniformité du tableau, le bruissement monotone des petites vagues argentées qui se brisaient autour du vaisseau sans interrompre le vaste silence de la nuit, produisirent dans mes idées quelque chose de semblable à l'impression matérielle que j'éprouvais. Je me sentais seul, isolé dans la nature, détrompé d'un amour

Voyez l'Ermite de la Chaussée-d'Antin, tome III, no cvi.

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