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On sait que le premier acte de souveraineté littéraire de l'Académie a été le jugement qu'elle a porté sur le Cid; on sait aussi comment et par qui elle fut appelée à prononcer ce jugement. Malgré une profusion de libelles et d'injures lancés contre Corneille par des auteurs fort médiocres ou des envieux, importunés par le succès du Cid, comme les chats-huants le sont par l'éclat du soleil, le public s'obstinait à admirer cette merveille. Le Cid était la seule pièce qu'il voulût écouter et applaudir. Richelieu n'aimait pas Corneille, et, à n'en pas douter, le succès du Cid lui fit ombrage. Toute cette querelle du Cid est fort connue, et nous n'y reviendrons pas ici; l'Académie fut prise et acceptée comme arbitre par Scudéry et Corneille : c'est de cette phase du débat que nous devons nous occuper. Corneille, Scudéry et l'Académie étaient en scène; mais Richelieu était dans la coulisse. Rien ne devait être plus profitable aux Académiciens que de s'assurer la protection du grand ministre; mais devaient-ils à ce prix servir ses rancunes? Ils eurent toutes les peines du monde, disons-le à leur honneur, à se résoudre à obéir au maître; Chapelain les y détermina. Eut-il tort, eut-il raison, il est malaisé de le décider. Était-ce, de sa part, modération naturelle, juste appréhension des embarras où un refus jetterait l'Académie, ou penchant à s'incliner devant les puissances, on ne le sait. Le caractère de Chapelain a donné prise à beaucoup de critiques; il a trouvé aussi des défenseurs, il n'entre pas dans le plan de notre travail d'élucider cette question. Une première fois, Chapelain écrit à M. Belin du Mans, le 22 janvier 1637 : « Au reste, depuis quinze jours, le public a été diverti du Cid; » avec une lettre de Mondory à Balzac du 18 janvier 1637, retrouvée dans les papiers de Conrart, c'est à peu près le seul renseignement qui nous permette d'assigner approximativement

une date à la représentation de cette tragédie, qui cependant marque l'ère de la véritable tragédie française. Chapelain n'a pas grand mérite à nous fournir ce renseignement, d'autant plus que son admiration pour le Cid est médiocre et que, parlant en même temps de la représentation des Deux Sosies, il regrette que le comte de Belin, une sorte de Mécène provincial, un Conrart manceau, n'ait assisté ni à l'une ni à l'autre, « parce que sans doute ces deux pièces auraient fort contribué au soulagement de son mal. » Le Cid indiqué comme antinévralgique, c'est mince comme recommandation et comme ordonnance! Jusqu'au 31 juillet de la même année, Chapelain ne dit plus mot de la pièce, dans sa correspondance. Tout le bruit qui se fait autour de Corneille et de son œuvre le laisse indifférent; il ne sort de cette indifférence que lorsque l'Académie est mise en demeure par Richelieu de formuler son avis sur la pièce naissante.

Il écrit à Boisrobert le 31 juillet 1637: « Monsieur, je ne doute point que Monseigneur, ayant daigné jeter les yeux sur cette ébauche du jugement que j'ai faite du Cid au nom de l'Académie, Son Éminence n'ait d'abord pénétré les raisons qui m'ont obligé de m'y prendre comme j'ai fait... En tout événement, si vous rencontrez Son Éminence dans un assez grand loisir pour en vouloir bien être entretenue, vous me feriez une singulière grâce de lui dire qu'estimant le poème défectueux en ses plus essentielles parties, j'ai cru que le moyen de désabuser ceux que ses fausses beautés ont prévenus était de témoigner qu'en beaucoup de choses non essentielles, nous ne le croyons pas repris avec justice et nous nous montrons favorables à quelques-uns des sentiments de ceux qui n'y trouvaient rien à redire, etc. Vous me ferez encore la faveur, s'il vous plaît, de lui lire les conclusions que je prends à la fin de l'ouvrage et de la supplier de considérer

que je ne puis avoir tellement excusé le Cid dans le cours du jugement que j'en fais que je ne le ruine beaucoup en montrant, et dans ce même cours et par mes conclusions, que les principales choses qui sont requises au poème dramatique, pour être bon, lui manquent... Quant au style, vous lui direz que j'en connais la faiblesse... >> Si l'on était disposé à blâmer ici une indigne platitude, il faudrait se rappeler quel homme Chapelain avait à servir et à satisfaire. Mais est-ce assez explicite! Voit-on assez clairement que Richelieu n'avait confié à l'Académie la mission d'examiner le Cid que dans l'intention de le ruiner!

Quoi qu'il en soit, les Sentiments de l'Académie sont, à n'en pas douter, de la main de Chapelain: Pellisson l'affirme. On en soumit un premier projet à Richelieu. << Son jugement fut, dit Pellisson, que la substance en était bonne; mais qu'il fallait y jeter quelques poignées de fleurs. » L'Académie prit trop au pied de la lettre la recommandation, elle apporta trop d'ornements et de fleurs. Après quelques tâtonnements, «< il fallut que M. Chapelain reprît tout ce qui avait été fait, tant par lui que par les autres, de quoi il composa l'ouvrage tel qu'il est aujourd'hui. » Le 21 février 1638, Chapelain luimême écrivait à Balzac : « Pour les Sentiments de l'Académie, si vous y estimez autre chose que l'exorde et la péroraison, je n'en serai pas marri, puisqu'ils sont tous de moi, et, quand vous feriez cas de ces deux parties, je ne laisserais pas d'en être bien aise, puisque de celleslà même, toute la contexture, toute l'idée et tout le raisonnement sont de mon cru et qu'une bonne partie des pensées et de l'expression m'appartiennent. »

Que si l'on néglige le propre témoignage de l'auteur et celui de ses contemporains, on se convainc aisément par une simple lecture que les Sentiments doivent lui être

attribués pour la plus grande part, fond et forme. Ils débutent par des phrases de politesse, par des précautions oratoires; nul n'était plus poli et plus circonspectisssime que Chapelain. Il y a ensuite des considérants, de l'érudition; il y est question plus bas de la Hierusalem et du Pastor fido: le savant Chapelain était seul capable de tout cela. Chapelain, seul, a pu établir une théorie sur le vrai, le délectable et l'utile qu'on lit ensuite. Ce qui lui appartient surtout, c'est le ton doctoral. Chapelain, encore ici, ne s'avance dans la critique que les règles à la main, sans se laisser aller aux impressions ressenties à la lecture de l'œuvre, il suit une méthode préconçue, domine son sujet, le réduit à entrer dans un cadre préparé. Tout cela est peut-être contestable et dangereux, parce que les beautés du poème dramatique sont plus de sentiment que de raison, nous émeuvent souvent sans nous convaincre, font plutôt impression sur notre sensibilité que sur notre intelligence; mais la critique dogmatique ne peut se défendre de procéder comme nous avons dit, et, à tort ou à raison, Chapelain est un critique dogmatique.

§ 2.

Appréciation des Sentiments de l'Académie.

Nous ne suivrons pas, dans le détail, la critique que Chapelain a faite du Cid, de concert avec l'Académie et en son nom; mais on doit ici la peser, en examiner la portée et la valeur. Les observations, qui y sont renfermées, ont, selon quelques-uns, achevé le mal commencé par la règle des unités. Elles ont été un anneau de plus à la chaîne qui aurait entravé le génie de Corneille. Le grand homme ne serait sorti de cette dure épreuve qu'abaissé, ou tout au moins amoindri, affaibli. Nous ne pensons pas, nous, que le jugement de l'Académie ait été

particulièrement salutaire à Corneille; mais il ne l'a point paralysé. Polyeucte est fait d'après les règles, Héraclius n'a nul souci des règles; laquelle des deux tragédies est supérieure à l'autre? Corneille dépassait de toute sa hauteur ses juges, et ils ne l'ont pas fait descendre jusqu'à eux, on ne peut le nier; mais prétendre que les académiciens, et Scudéry lui-même quelquefois, n'aient pas habilement découvert ses côtés faibles, qu'ils ne les lui aient pas très opportunément signalés, cela est inadmissible. Les règles n'ont jamais conféré le génie, mais elles ne l'ont jamais ôté à personne. Elles sont faites pour donner de salutaires indications et préserver des fautes grossières, voire des chutes.

Au fond, Chapelain se montre trop visiblement disposé à trouver le Cid mauvais, cela pour plaire à Richelieu. Il le juge trop d'après Aristote et les règles quand, selon la remarque judicieuse de Voltaire, il vaudrait mieux s'enquérir ici plutôt de ce qui convient aux mœurs qu'aux règles. Il a donné dans l'exagération grotesque de Scudéry, qui condamne Chimène et l'appelle parricide, impudique, prostituée, parce qu'elle aime et reçoit chez elle son Rodrigue; cependant il avoue que cette passion est heureusement exprimée et qu'elle a assez d'éclat et de charme pour avoir fait oublier les règles. Il se donne bien du mal pour prouver qu'il est difficile que Rodrigue ait pu pénétrer chez Chimène et pour condamner la première scène du cinquième acte, qui est une des plus belles du théâtre français, · et il nous montre par là, mieux que partout ailleurs, que l'Académie et lui n'étaient pas capables de comprendre le génie de Corneille dans sa charmante nouveauté. Au vrai, tout ce qu'il y avait de primesautier, de hardi, de passionné, de profondément humain, de vivant, de vibrant, de sublime dans cette conception nouvelle du poème dramatique, dans cette

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