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aussi fin, plus neuf même que celui de la Rhétorique : dans tous les deux il se montre critique éclairé et pénétrant. Au plus, pourrait-on regretter de ne pas trouver au nombre des bons historiens cités le nom de l'évêque de Meaux. Il y aurait peut-être quelque témérité à soupçonner que Fénelon l'a en vue quand il dit que le vrai historien «< embrasse et possède toute son histoire... en montre l'unité... et tire pour ainsi dire d'une seule source tous les principaux événements qui en dépendent. » On ne saurait mieux caractériser la manière de l'auteur du Discours sur l'histoire universelle, et il y avait dans l'âme religieuse de Fénelon assez d'humilité, dans son caractère assez de générosité et d'abnégation, pour reconnaître, encore qu'implicitement, les hautes qualités de son rival et de son juge; mais Bossuet n'est pourtant pas nommé là où il avait autant de titres à l'être que d'Avila ou d'Ossat!

Toutes ces questions nous ont semblé plus importantes que celles qui se rattachent à la querelle des Anciens et des Modernes. Nul doute cependant que cette fameuse querelle, qui occupait derechef les esprits, ait ému Fénelon et qu'il ait été heureux de s'en expliquer. On le retrouve là tout entier. Personne ne s'illusionne moins que lui sur les défauts des Anciens; mais personne ne sent plus vivement le charme de certains d'entre eux. Ce sont ici, comme on doit s'y attendre, toujours les mêmes préférences et les mêmes aversions que plus haut; mais tout ici est joliment tourné, avec une grâce vraiment antique. Si, à son habitude, il préfère les sentiers au droit chemin; qu'ils sont donc mollement gazonnés et fleuris! Que sa démarche y est donc aisée! Il ne se défend même pas un léger persiflage à l'adresse des vivants, dont décidément il n'est plus le contemporain et à qui il le fait clairement entendre. On ne peut pas mettre plus de dis

crétion et de fermeté pour rappeler la supériorité des maîtres aux inférieurs qui seraient tentés de l'oublier et de rapprocher imprudemment les distances. En ne décidant. rien, Fénelon nous semble plus décisif que jamais. Non canimus surdis, pourrait-il dire en terminant, rappelant ainsi un hémistiche de ce Virgile tant aimé et tant cité dans la Lettre. Les citations en remplissent en effet une partie des pages. Chaque poète ancien est pour Fénelon comme jadis Nævius pour les Romains: In manibus non est et mentibus hæret (1). Citer, pour lui, c'est prouver : une citation lui tient lieu d'autorité. Ainsi procédait Montaigne, ainsi Montesquieu, qui ne cite pas, lui, mais renvoie aux auteurs, à tout instant. Le rapprochement de ces trois auteurs est ici presque fortuit; il ne serait peut-être pas impossible en le continuant d'en tirer quelque étincelle qui éclaire, sinon ressuscite ces faces un peu jaunies, mais si curieuses d'autrefois.

VII

JUGEMENT D'ENSEMBLE SUR FÉNELON

Fénelon rapproché de Montaigne et de Montesquieu.

Se tromperait-on en constatant que Montaigne, Fénelon et Montesquieu ont eu tous trois beaucoup d'esprit, qu'ils ont été inventifs, suggestifs, déliés, ayant, avant tout, l'horreur de la banalité, étant personnels jusqu'à l'étrangeté, savants, grands amis des Anciens surtout,

(1) « On ne le lit pas, on le sait par cœur. » Horace, Liv. II, Ep. I, v. 53.

aimant à les lire, à leur faire des emprunts, à les citer à tout propos?

Ne pourrait-on remarquer qu'en eux la finesse allait jusqu'à la recherche, la hardiesse jusqu'à l'audace; qu'ils ont été ingénieux et même subtils dans le fond et dans la forme, qu'ils ont pris parfois le détail pour l'important: excellant tous trois à approfondir une idée, sans cependant s'y obstiner, propres surtout à la retourner dans tous ses sens, à en faire miroiter les facettes, se laissant eux-mêmes prendre, éblouir tous les premiers, à cet éclat scintillant qui quelquefois ressemble à un mirage, sortant par un trait d'esprit de ces cercles de feu où ils semblent s'enfermer, où d'autres seraient restés étonnés?

N'ont-ils pas eu tous trois le tour aisé, coulant, l'expression variée, presque de la faconde; étant admirables tous trois dans la critique littéraire, dans la satire, nullement poètes, quoique ayant eu, en prose, du goût pour les figures poétiques?

Ne peut-on reconnaître que tous trois ne semblaient pas très convaincus, tout en essayant de convaincre les autres de ce qu'ils avançaient, et qu'en somme, ils ont été des esprits brillants plus encore que fermes, perles de ce Midi de la France, fécond en hommes d'esprit et en orateurs, desquels à coup sûr on ne pourrait pas dire:

Bootum (1) in crasso jurares aere natos?

L'influence des climats sur l'esprit est une théorie chère à ces trois auteurs; nous n'avons pourtant pas eu dessein de la leur appliquer. Ils sont nés, il est vrai, sur le même sol; mais si nous les avons rapprochés, c'est surtout parce qu'ils ont eu beaucoup de points de

(1) « On jurerait qu'ils sont nés dans l'air épais de la Béotie. » Horace, liv. Ier, Ep. I, v. 244.

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contact dans le caractère, dans la pensée et dans le style. Tous trois ont été des gentilshommes, tous trois ont beaucoup écrit, sans être des lettrés de profession : de là vient, dans leurs jugements et dans leur langage, cet air de liberté et de négligence un peu hautaine, qui produit chez eux de beaux effets. Fénelon n'a pas l'originalité pittoresque de Montaigne ni la profondeur de Montesquieu; on croit pourtant le mettre à son juste niveau, en le plaçant dans leur compagnie.

Ce que nous venons de dire de lui et ce que nous en avions déjà dit plus haut, en terminant l'étude des Dialogues sur l'éloquence, permettra peut-être à nos lecteurs de se faire une idée exacte du rôle que Fénelon a joué dans la critique littéraire au xvII° siècle et des qualités d'esprit qu'il y a déployées. Nous n'avons été à son égard ni si sévère que D. Nisard, ni si tendre qu'Eug. Despois. Si nous avons choisi entre eux un juste milieu, ce n'est point de parti pris, ni par tempérament; c'est que là, comme souvent ailleurs, selon l'adage connu, là était la vérité. Au xvIIe siècle, on ne lisait que le Télémaque; au XIX, on ouvre plus volontiers la Lettre à l'Académie que l'Art poétique. Ce sont là de très bonnes lectures, qu'on ne saurait trop conseiller; on se rappellera toutefois, avant de s'y livrer, que Fénelon fut sans contredit un des plus charmants esprits, un des plus fins critiques littéraires de son temps, mais qu'il est loin d'en avoir été le plus franc et le plus sûr.

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