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paraît bien plus préoccupé du désir d'être admiré que de la justice de la cause. » Dans la Lettre à l'Académie, Fénelon proteste que personne n'aime Cicéron plus que lui-même, que celui-ci embellit tout ce qu'il touche; mais la critique perce dans les éloges qu'il lui adresse : il lui reproche d'être un rhéteur, un faiseur de belles phrases, cherchant les jeux d'esprit et les antithèses, bref, un Isocrate latin. Que faut-il penser de cela? Il y avait quelque courage, de la part de Fénelon, à réagir contre l'adoration qu'on avait eue, surtout au siècle précédent, pour Cicéron. Tous Cicéroniens depuis Quintilien, saint Jérôme et les érudits (1) du xvi siècle! C'était du fétichisme. Fénelon est un iconoclaste. Il admire les Philippiques, les Catilinaires peut-être, qui ne les valent pas; mais il fait bon marché, en Cicéron, de l'avocat et même de l'écrivain. Sur ce dernier point, il a tort. Qu'il mette Démosthène, orateur politique, audessus de Cicéron, rien de mieux: au rebours de ce qu'on pensait jadis, Cicéron n'est, dans les Catilinaires, qu'un déclamateur à froid, qui s'excite à la lutte dans des périodes trop habilement balancées; mais l'avocat, l'écrivain sont en lui incomparables. C'eût été une preuve d'esprit de la part du critique de le reconnaître.

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Au vrai, on doit voir dans de tels jugements, trop absolus, surtout des aspirations de jeunesse vers un idéal élevé. Se tromper en pensant ainsi, c'est commettre une belle erreur; mais, même commise ainsi, l'erreur doit céder le pas à la vérité. En second lieu, remarquons que

(1) Cicéroniens et libres-penseurs, Fénelon les identifie et les condamne, p. 41.

tous ces jugements sont quelque peu précipités; on n'y attacherait pas plus d'importance qu'il ne faut, si, plus tard, dans l'àge mûr, Fénelon, au lieu de s'en détacher, ne les avait repris et developpés. A proprement parler, il montre, dans toute sa vie, cette précipitation juvénile; de là l'incertitude de sa marche. Il s'engageait à fond dès l'abord; il n'avait plus ensuite ni l'envie, ni le loisir de rompre coûte que coûte, il allait jusqu'au bout.

Mais qu'il est intéressant de le voir pousser des pointes ici et là; comme son jeu est joli et brillant, encore que dangereux! Fénelon est un essayiste, le plus remarquable de la littérature française après Montaigne. Il jette une idée en passant, avec une négligence de riche et de grand seigneur, sans souci de ce qu'elle pourra produire plus tard. Par exemple, le christianisme lui semble supérieur à l'antiquité; tout le Génie du Christianisme est en germe dans la page (1) où il rapproche Homère de Moïse, l'ode grecque des Psaumes, l'antiquité profane d'Isaïe et de Jérémie. Le thème n'est qu'indiqué; mais il suffit d'un mot pour mettre un auteur sur la voie d'une mine à exploiter.

Il va de soi qu'il n'est pas toujours aussi heureux. Il marque quelque part (2) son dédain pour la poésie en vers, et il entame d'une voix retentissante le panégyrique de la prose poétique: « Le nombre réglé de certaines syllabes, dans lequel un poète renferme ses pensées, le vulgaire ignorant s'imagine que c'est là la poésie; on croit être poète quand on a parlé ou écrit en mesurant ses paroles. Au contraire, bien des gens font des vers sans poésie, et beaucoup d'autres sont pleins de poésie sans faire de vers. La question est vieille et a été tranchée. Châteaubriand conclut modestement, ce qui ne lui est

(1) Page 195. (2) Page 46.

pas habituel, dans la préface des Martyrs, que: « Vingt beaux vers d'Homère, de Virgile ou de Racine, seront toujours incomparablement au-dessus de la plus belle prose du monde, » c'est peut-être trop dire; mais cela fait supposer vraie la solution de la question. Or, selon nous, cette solution est que, comme le dit judicieusement M. Jourdain sans le savoir, tout ce qui est prose n'est pas vers, tout ce qui est vers n'est pas prose. La prose poétique, nous ne l'acceptons pas plus que les vers prosaïques. Associer deux éléments contraires, voilà bien le fait de Fénelon; où est la poésie, où est la prose dans le Télémaque? Quel effet ce mélange produit-il à l'esprit? Ah! Monsieur Josse, vous êtes orfèvre! Après avoir exprimé de telles idées dans les Dialogues sur l'éloquence, il n'est pas étonnant que Fénelon ait écrit le Télémaque.

On admet plus aisément que Fénelon, avec tout son siècle, n'ait pas aimé le gothique, surtout le gothique flamboyant en architecture, et qu'il ait préféré les ordres grecs. Le genre fleuri ne pouvait lui plaire; qu'il était loin pourtant d'avoir, lui, cette simplicité, qu'il aimait tant, qu'il croyait avoir prise à l'antiquité, que tant de gens ont cru voir en lui, pour ne s'être pas donné la peine d'aller au fond de sa nature, toute en replis, en sentiers fleuris, mais sinueux! Qu'il avait d'esprit pourtant, et qu'il devait être difficile, dans un dialogue, de lui tenir tête, d'avoir le dernier mot, même en ayant raison! Il voulait, sans doute, avoir plus raison que la raison même, et, en l'écoutant, on ne devait pas être éloigné de le croire sur parole.

D. Nisard a dit de lui qu'il était trop grec pour un écrivain français, trop païen pour un évêque. Nous avons vu en lui le grec, quelque peu le païen; voyons maintenant l'évêque ou plutôt l'abbé, et examinons ses idées sur l'éloquence sacrée.

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A quelque année de la jeunesse de Fénelon qu'on place les Dialogues, il est sûr qu'il avait pratiqué l'art de la prédication avant que d'en écrire. A quinze ans, c'està-dire en 1666, il avait prononcé, dit-on, un sermon fort applaudi: c'était un essai, le premier pas de sa course. Ordonné prêtre à vingt-quatre ans, en 1675, il fut employé durant trois années au ministère pastoral, dans la paroisse de Saint-Sulpice, et, de 1678 à 1689, il se confina dans les obscures fonctions de supérieur des Nouvelles calholiques, congrégation de femmes vouées à l'instruction religieuse des protestantes récemment converties ou qu'on espérait ramener à la foi catholique. Durant cette période de sa vie, il connut Bossuet, dont il suivit les conférences philosophiques ou religieuses, à Saint-Germain ou à Versailles. L'évêque de Meaux, qui appréciait Fénelon, l'avait fait prêcher dans sa cathédrale, pendant le carême de 1684. En 1685, il prêcha le sermon pour la fête de l'Épiphanie ou sur la Vocation des Gentils.

A cette date, il avait probablement déjà écrit les Dialogues sur l'éloquence. C'était, à coup sûr, au temps de la grande vogue de Bourdaloue, qu'il attaque si vivement et dont il dit : « Le prédicateur que nous entendîmes il y a quinze jours..... » Or, Bourdaloue prêchait à la cour, à partir de 1669, neuf années de suite; en 1685, après la révocation de l'édit de Nantes, il était envoyé en Lan

guedoc pour y apaiser les esprits que des mesures violentes avaient irrités.

M. Merlet, rappelant que Fénelon et Bossuet prêchaient en 1684, dans l'église de Meaux, sans autre préparation que la prière, ajoute: « Ce fut probablement pour fixer ces souvenirs (1) et pour l'instruction des prédicateurs novices que fut tenté cet essai judicieux où la pensée littéraire est dominée par l'intention d'ouvrir à l'éloquence de la chaire des voies plus religieuses. » Nous croirions, nous, que cet opuscule était composé depuis quelque temps déjà.

En 1684, Fénelon a entendu Bossuet qui a prêché à Paris de 1659 à 1669, Bourdaloue, qui y a prêché à partir de 1669, Mascaron, en 1676, Fléchier, en 1674. Voilà les plus grands noms de la chaire chrétienne d'alors; on verra que l'abbé Fénelon a pris à partie au moins l'un d'eux, mais moins peut-être lui-même que ses maladroits copistes. En effet, en ces temps de foi vive, que de prédicateurs il y avait, et combien peu se rapprochaient des illustres dont nous venons de citer les noms! Soit dans la chapelle du Louvre, soit à SaintGermain, soit à Fontainebleau, lors des déplacements de la cour, soit dans les nombreuses églises de Paris, pendant les Avents et les Carêmes, on entendait des prédicateurs de toute valeur et de toute provenance. Il y passait des évêques, des abbés, des jésuites, des cordeliers, des oratoriens, des feuillants, des jacobins, etc., et il est hors de doute que ces divers prédicateurs fournissaient une ample matière à la critique, soit dans leurs façons d'agir, soit dans leur manière de parler. Fénelon et La Bruyère sont absolument d'accord sur la plupart des reproches qu'ils adressent aux sermonnaires. Cela

(1) Les Classiques français du baccalauréat, p. 390, chez Hachette.

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