Page images
PDF
EPUB

il aime et admire l'antiquité : c'est presque un truisme que d'insister sur ce point. Il ne semble pas aux bons esprits de son temps qu'ils puissent rien entreprendre sans renouer le fil de la tradition classique. En ce sens, le xvII° siècle est bien l'héritier du xvIe siècle. Qu'on ne s'y trompe pas toutefois, chacun des grands hommes du xvIIe siècle pourrait dire avec La Fontaine : Mon imitation n'est pas un esclavage. Molière imite Plaute, mais il borne son imitation à quelques canevas, infidèlement suivis, ingénieusement étendus, et redevient aisément lui-même au spectacle des travers et des vices de ses contemporains, sous l'effort de son génie.

Boileau copie, on dirait qu'il invente,

insinuera perfidement Marmontel; il serait aisé de le prendre au mot. Que dire de La Fontaine, de Corneille, de Racine, de Bossuet, de La Bruyère, tous respectueux admirateurs de l'antiquité, mais tous d'un génie très personnel, très affranchi de toute imitation? Eh, mon Dieu, la vraie querelle des Anciens et des Modernes, elle est beaucoup plus dans l'âme d'un Fénelon se déterminant difficilement à mettre en balance les grands écrivains d'autrefois et ceux de son temps, à établir la supériorité des uns ou des autres, que dans les passes d'armes d'un Dacier aux prises avec un La Motte! Les Dialogues sur l'éloquence sont donc inspirés par la connaissance intime de l'antiquité; mais, ne l'oublions pas, ils ont été écrits pour guider les orateurs modernes, surtout les orateurs sacrés.

§ 5.

[ocr errors]

Les réformateurs à la fin du XVIIe siècle,
y compris Fénelon.

Cela ne pouvait se faire que par la critique et la réforme des abus régnants, et, à ce propos, il est opportun

de rappeler comment Fénelon fut amené aux idées de critique et de réforme. Il n'y a pas à refaire les quelques pages où D. Nisard, au commencement du chapitre (1) qu'il a consacré à Fénelon, établit comment l'esprit de liberté s'était substitué, à la fin du xvire siècle, à l'esprit de discipline. A son sens, Bossuet et Fénelon incarneraient l'un et l'autre esprit. D'un côté, le respect absolu de la tradition, l'inflexibilité du sens commun et de la loi, une aversion déclarée pour tout ce qui est caprice, l'indépendance qualifiée d'insubordination, et, comme résultat, pas de souplesse, peu de grâce, mais de la force, de la majesté, un sentiment bien arrêté d'être infaillible ou tout au moins impeccable; de l'autre côté, de l'inquiétude, une indocile curiosité, comme dit Bossuet lui-même, peut-être un esprit de révolte, à coup sûr des velléités d'indépendance, le sens propre substitué au sens commun, la résolution de ne pas s'absorber dans l'opinion des autres, mais plutôt de voir et de juger tout par soi-même. Ce grand changement s'opère dans les esprits après 1684. Heurter de front la volonté du roi absolu, suspecter ses actions, personne n'y songe, au XVIIe siècle : les cahiers des Étatsgénéraux de 1614 sont enfouis dans les cartons des archives pour n'en être pas tirés de sitôt, on a déchiré les pages de la Fronde. Il n'y a plus de complots sous Louis XIV; on est au roi, du haut en bas de la hiérarchie sociale. Après 1684, dans la politique, dans la religion, dans la littérature, un vent de réforme a soufflé, l'esprit d'examen et de critique s'est répandu. Sainte-Beuve écrit sur cette époque : « Le (2) long règne de Louis XIV avait tendu tous les ressorts et fatigué à la longue toutes les

(1) Histoire de la littérature française, t. III, chap. XIV, (2) Causeries du Lundi, t, X, p. 51,

conditions et toutes les âmes... Tous les gens sensés et honnêtes, les Fénelon, les Vauban, les Catinat, voient les défauts et cherchent, chacun de son côté, les remèdes dans des contrepoids et dans le contre-pied de ce qui est. Tous ces projets de disgraciés, de mécontents ou de rêveurs patriotes sont nécessairement vagues et un peu chimériques d'application. Ce fut alors une inspiration générale, un souffle naturel, qui se répandait dans toute une classe d'esprits élevés ou simplement humains, sensés et doux... Fénelon n'est que le plus en vue et le plus populaire parmi ces auteurs de plans politiques et inventeurs de programmes. » C'est sur un ton un peu aigre-doux que le grand critique fait ces remarques; elles n'en sont pas moins fondées. Pour d'autres raisons, D. Nisard trouve en Fénelon des idées de réforme qui le mettent mal à l'aise. Il dit : « Chez lui (1), l'opposition n'est pas exempte d'animosité ni d'impatience; le respect n'est souvent que de civilité et pour servir de couverture à l'opposition... Il (2) était né avec un esprit ardent et subtil qu'attirait toute recherche des choses inaccessibles. » Il aurait donc été un utopiste, un rêveur, un esprit chimérique. Le caractériser ainsi, ce n'est pas se tromper absolument, sur son compte, mais c'est néanmoins être dur et faire payer cher à Fénelon ses hardiesses et ses critiques.

Contentons-nous de remarquer qu'il ne serait pas impossible de trouver ces intentions et cet esprit de réforme dans les Dialogues sur l'éloquence. Il y a là quelques vues portant au delà du domaine propre de l'éloquence, quelques jugements, qui, poussés dans des voies détournées, mèneraient tout de même à l'examen, sinon à la solution,

(1) Lib. cit, t. III p. 338.

(2) Idem, p. 288.

de graves problèmes. Ce n'est parfois qu'un mot jeté en passant; mais ce mot donne à réfléchir. Le propre de Fénelon est de toucher à beaucoup de choses, sans dessein arrêté d'y insister; il ébauche des jugements qu'il n'aura ni le loisir, ni le goût d'asseoir. Il y a déjà un aperçu du Xe livre du Télémaque dans le premier Dialogue, quand il s'y inquiète de ce qui pourrait rendre les hommes meilleurs dans une république. «Il n'y faut pas, dit-il, d'exercices qui ne servent qu'à amuser, il ne faut que des arts utiles: les musiciens et les poètes ne doivent inspirer que la vertu. » L'inutilité suffit pour rendre coupable un citoyen! Cela n'a l'air de rien, mais n'en est pas moins hardi. Il y a d'ailleurs tout proche de cela une charge contre la civilisation et la corruption, que Rousseau n'aurait pas désavouée. On a vu, non sans raison, dans Fénelon un précurseur inconscient du xvme siécle et des grands changements qui s'y opérèrent. Dans le Télémaque, il est bien autrement agressif. Il ne songe pas, les réformateurs du xvir et même du XVIIIe siècle ne s'imaginent pas que leurs idées puissent se traduire immédiatement en faits, et sont tous, à ce compte, des précurseurs inconscients; mais on ne les comprendrait pas si l'on ne pensait pas que, dans leur âme, devait s'agiter quelque chose d'obscur, d'inavoué, d'imparfaitement réprimé. Une première secousse précède toujours les tremblements de terre: on ne se l'explique pas, elle passe inaperçue; mais quand elle a été suivie d'autres secous ses, on se la rappelle: Fénelon est de ceux qui imprimèrent une première secousse à l'ancien régime.

C'est donc un admirateur et un émule de Platon, un disciple de l'antiquité, un critique, un réformateur, que nous allons voir traiter de l'éloquence en général, et de l'éloquence sacrée en particulier, donner des leçons et des règles aux jeunes orateurs profanes ou sacrés, à l'aide

de ses lectures et de ses souvenirs et en mettant en œuvre toute la vivacité, toutes les ressources de son esprit.

IV

CRITIQUE DES ORATEURS PROFANES

C'était un projet dangereux, pour quiconque aime à dire du nouveau, que de disserter sur l'éloquence, car Fénelon cherche à dire du nouveau, tout en voulant et en ne croyant dire que du vrai. Gibert, ancien recteur de l'Université de Paris, au xvme siècle, un des professeurs du collège Mazarin, qui le lui reproche, ne compte pas moins, dans son livre le Jugement des savants (1), d'une soixantaine d'auteurs qui ont, avant Fénelon, traité de la rhétorique. Fénelon s'est franchement réclamé de ses devanciers. Il n'était pas le premier non plus qui eût parlé du sermon et des réformes à y opérer; mais ces réflexions, sur ce point, avaient plus de nouveauté. Il y a donc premièrement à distinguer ici ce qu'il reprenait après les autres et ce qui lui appartient en propre. Il avoue d'ailleurs lui-même qu'il n'écrit pas une rhétorique complète; il faut l'en croire. « Je ne prétends pas, dit-il, faire ici toute une rhétorique, je n'en suis même pas capable; je dirai seulement quelques remarques que j'ai faites. »

§ 1. Fénelon substitue « peindre » à « plaire ».

Sur l'éloquence profane, il n'avance rien que nous ne sachions. Il faut parler pour instruire, non pour plaire

(1) Le Jugement des savants sur les auteurs qui ont traité de la rhétorique (1703-1716). 3 vol. in-12.

« PreviousContinue »