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de Boileau, de La Bruyère, nullement indigne, d'ailleurs, de figurer en leur compagnie.

III

POURQUOI FÉNELON A ÉCRIT LES DIALOGUES
SUR L'ÉLOQUENCE

§ 1.

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Ils sont une œuvre de jeunesse.

Les Dialogues sur l'éloquence parurent pour la première fois en 1718, avec une courte préface du chevalier de Ramsay, ami de Fénelon; mais on dit communément qu'ils remontent à la jeunesse de l'auteur. C'est au même âge à peu près que Tacite a composé son Dialogue des orateurs, où il est question des causes de la corruption de l'éloquence. Les deux ouvrages, ou plutôt les deux opuscules, sortis de plumes éloquentes et qui devaient se donner carrière dans des œuvres bien autrement considérables, semblent avoir été inspirés du même esprit; le sous-titre du livre latin pourrait servir au livre français, puisqu'il est surtout question dans ce dernier des causes de la corruption de l'éloquence sacrée. Les deux dialogues ont le caractère des œuvres de jeunesse : les auteurs s'y passionnent pour le beau comme aussi contre le médiocre, ils ne marchandent pas plus le blâme que l'éloge, ils ont des ardeurs généreuses, de l'enthousiasme, des théories arrêtées, où l'excellent se mêle à l'incertain, et cette belle intrépidité qui amène quelquefois un sourire sur les lèvres de l'âge mûr, mais qui sied à la jeunesse. Parvenu à la maturité, le jeune homme revient lui-même de l'irréflexion audacieuse de ses premiers mouvements; mais si, grâce à l'expérience, il gagne en sûreté et en

force, il perd beaucoup de la grâce et de l'élégante souplesse d'autrefois.

On ne fait donc pas difficulté de reconnaître, sans preuves certaines toutefois, que les Dialogues sont une œuvre de la jeunesse de l'abbé Fénelon. On y voit un jeune homme, qui, ayant des idées et une plume facile, est heureux de traiter certaines questions littéraires qui lui tiennent au cœur, et se croit appelé à redresser des erreurs, à corriger de graves abus. C'est la première apparition de l'esprit critique en cette intelligence d'élite qu'il faut ici saluer, quelque chose de jeune, de frais, de personnel, florida novitas, comme dit le poète. Dans tout homme, vraiment digne de ce nom, il y a du Rodrigue,

Et, pour ses coups d'essai, l'on veut des coups de maître.

D'une grande inexpérience sortent d'ailleurs parfois quelques coups heureux qui portent, auxquels les maîtres eux-mêmes ne s'attendaient pas. On ne pense nullement rabaisser l'abbé Fénelon en lui prêtant de tels sentiments. Il eut sans doute, à cette heure, la noble ambition de faire le bien et de faire bien, si l'on peut dire, et, dans l'intérêt de la vérité, de montrer sa science, la vivacité de son jugement et de sa critique.

Dans cette intention, à quoi le jeune abbé pouvait-il se prendre de préférence, sinon aux imperfections et aux abus que présentait alors l'éloquence et, en particulier, l'éloquence sacrée? Y avait-il un sujet qui pût lui tenir plus au cœur, où il fût plus compétent, auquel ses études l'eussent mieux préparé, où il lui fût plus aisé de déployer tout son esprit? Mais comme en lui le profane s'unissait au sacré, l'antique au moderne, il devait être amené à enchâsser, à encastrer les souvenirs des rhétoriques anciennes et leurs préceptes dans ses idées sur le sermon, les préceptes nouveaux dans la

critique des orateurs anciens et des prédicateurs contemporains. Tout cela fait que les Dialogues sont une œuvre composite, touffue, hérissée, dont les disparates finissent toutefois par se fondre et s'harmoniser, grâce à la souplesse et à l'aisance vraiment merveilleuse de l'écrivain.

Il sera même opportun pour nous, semble-t-il, de séparer ce qu'il a amalgamé, de distinguer ce qu'il pense et dit de l'antiquité profane et de l'éloquence sacrée. Si, chemin faisant, il discute et résout certaines questions incidentes, il ne faut pas s'en étonner; sa libre allure s'accommode assez de ces petites digressions, et il y réussit. Il hésite et oscille rarement; mais il va de çà de là, au gré de son caprice, avec le ferme dessein de revenir à son propos et d'en atteindre la fin.

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Pourquoi Fénelon a-t-il choisi la forme du dialogue?

Que dire d'abord de la forme choisie, qui est le dialogue, et de l'esprit qui anime l'œuvre?

Il n'est pas douteux qu'il y ait voulu imiter Platon. Les interlocuteurs des trois Dialogues ne sont désignés que par les trois premières lettres de l'alphabet A, B, C, tandis que Platon met en scène des personnages connus, qu'il charge de développer ses propres idées; mais la forme du dialogue est toute platonicienne. Que Fénelon n'eût pas songé de lui-même à l'employer, il serait téméraire de le prétendre; mais Platon lui en a visiblement suggéré l'emploi. Elle se prête si bien en général à l'expression d'une pensée souple, variée, quelquefois aussi flottante et incertaine! Il est si facile d'y suspendre son adhésion et de n'y rien conclure. Cette forme a été reprise de nos jours par un brillant écrivain, dont la pensée, personne ne nous le contestera, est ondoyante à

force d'être flexible, manque un peu de consistance à force d'être fine, se perd quelquefois dans le vague à force d'être étendue. Il ne serait peut-être pas impossible de rapprocher par bien des côtés Fénelon et M. Renan.

On peut se demander pourquoi Platon a tant plu à Fénelon, Platon, dit D. Nisard, dans les écrits duquel il n'est pas malaisé de trouver tous les excès des opinions idéalistes. Ne serait-il pas possible de supposer que c'était non seulement parce que le philosophe grec était un idéaliste, mais aussi parce qu'il se rapprochait le plus de l'idéal que Fénelon se faisait du prosateur? Platon a commencé par être poète, et n'a jamais cessé de l'être dans ses ouvrages en prose; Fénelon a toujours eu des tendances à la poésie, mais en prose: il a donné dans les Fables, dans le Télémaque et même dans ses Sermons carrière à ce penchant intime et nullement combattu de sa nature. De l'antiquité, il aimera surtout les poètes: on le montrera plus tard.

§ 3. — Il a beaucoup emprunté à Platon.

Il a pris à Platon, le philosophe-poète, plus que la forme des dialogues; il lui en a emprunté la méthode et quelquefois même les idées. Il est impossible de ne pas reconnaître la méthode dite socratique dans la vivacité avec laquelle A pousse B, au début du premier dialogue, à admettre avec lui toutes les propositions qui l'amèneront insensiblement à entrer dans ses idées, non sans l'étonner de temps en temps par une logique pressante, au point de lui faire donner du nez dans une absurdité inaperçue. Les interlocuteurs ne suivent pas toujours le droit chemin, ils prennent des sentiers de traverse, où l'on craint qu'ils ne s'égarent; mais c'est là une ruse de guerre, unc habileté de bon aloi, puisqu'elle a pour but d'assurer le triomphe de la vérité et de la vertu, N'est

ce pas là aussi de l'ironie socratique? A sophiste sophiste et demi! Fénelon a évidemment beaucoup pratiqué les dialogues de Platon et particulièrement le Gorgias, auquel il fera de notables emprunts, qu'il résumera presque dans le premier dialogue. Il cite sans cesse Platon. C'est à l'imitation de Platon, qu'il bannit de la république les arts qui ne vont qu'au plaisir et à la curiosité. Il a du goût pour la musique et la poésie, mais, avec Platon, tout en les couvrant de fleurs, il se résoudrait à les conduire aux limites de la république, à les exterminer. Il ne trace le portrait de la vraie éloquence qu'avec l'aide de Platon. Il va plus loin, il va même trop loin, en prétendant que, pour connaître l'Écriture, il faut connaître Platon et Xénophon. S'il s'adresse tant à Platon, c'est sans doute que l'auteur du Gorgias a beaucoup écrit sur la rhétorique; mais c'est surtout parce que Fénelon aime sa manière, son génie, son style, qu'il s'accorde et sympathise à merveille avec lui.

§ 4.

Il a beaucoup emprunté aux auteurs de Rhétoriques de l'antiquité.

C'est avec lui qu'il semble avoir eu le plus fréquent commerce, mais il est imbu de l'antiquité, de la grecque surtout. Il a lu le Brutus, l'Orator, le De Oratore, l'Institution oratoire, pour ne parler que des Rhétoriques latines; mais Isocrate, Démosthène, Longin, que la traduction de Boileau avait remis en vogue, lui sont bien plus familiers que Cicéron et Quintilien. Est-il nécessaire d'observer que Bossuet et Fénelon dérivent de deux sources différentes? Le premier est tout latin, le second est plus grec, tous deux d'ailleurs ayant su marier parfaitement l'antiquité au moderne. On examinera si Fénelon s'est attaché de préférence à tels ou tels auteurs anciens plutôt qu'à d'autres; mais, avec tout son siècle,

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