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préter? Est-il vrai, que, vingt ans avant 1688 seulement, on ait commencé à écrire régulièrement, et La Bruyère fait-il bon marché de tous ceux qui ont écrit avant 1660, par exemple? Ou, tout au moins, admet-il qu'il y avait à faire pour la régularité de la construction, pour l'affranchissement de la langue encore embarrassée de latinismes, qu'il y avait à l'affiner et à l'alléger? Croit-il qu'on écrive mieux de son temps qu'on ne le faisait auparavant? dans un français plus dégagé, plus essentiellement français? Il est bien difficile de décider cela. Il professait l'admiration la plus franche pour les grands auteurs de son siècle, et cette admiration s'étendait sans doute aussi bien à leur style qu'à leurs pensées; se déjuge-t-il ici? Bien que l'ouvrage de La Bruyère soit surtout fait de pièces et de morceaux, qu'ils n'y soient pas tous du même temps, il ne se contredit jamais. Il n'y a pas de doctrine arrêtée qui, sur rien, s'y impose souverainement à l'esprit; encore est-il que ses idées sont assez nettes pour qu'il ait pu les embrasser d'un coup d'œil, et, en revenant sur un point, être dans l'impossibilité de le traiter d'une manière diamétralement opposée à la première. Toutefois, cela dit, la difficulté n'est pas tranchée. La Bruyère est-il d'avis, en définitive, que la langue française ait gagné quelque chose sur la fin du xvire siècle, qu'elle s'y soit améliorée dans la forme, sinon dans le fond, qu'un La Bruyère notamment y ait été un innovateur? Sainte-Beuve l'a pensé. « Cet esprit, (1) dit-il, que La Bruyère ne trouvait pas assez avant lui dans le style, il l'y voulut introduire après Pascal et La Rochefoucauld; il s'agissait pour lui d'avoir une grande et délicate manière et de ne pas leur ressembler. Boileau, comme moraliste et comme

(1) Portraits litt. t. I, p. 401.

critique, avait exprimé bien des vérités en vers avec une certaine perfection. La Bruyère voulut faire quelque chose d'analogue, et, comme il se le disait peut-être tout bas, quelque chose de mieux et de plus fin. Il y a nombre de pensées droites, justes, proverbiales, mais trop aisément communes dans Boileau, que La Bruyère n'écrirait jamais et n'admettrait pas dans son style (1)... Le goût changeait, et La Bruyère l'y aidait insensiblement. Il était bientôt temps que le siècle finît: la pensée de dire autrement, de varier et de rajeunir la forme a pu naître dans un grand esprit; elle deviendra bientôt chez d'autres un tourment plein de saillies et d'étincelles... La Bruyère n'a nul tourment et n'éclate pas; mais il est déjà en quête d'un agrément neuf et du trait. » Voilà ce que pensait le grand critique de notre siècle en 1836; cette date explique de pareilles opinions, sans les justifier, ni les imposer. Le Sainte-Beuve des Nouveaux Lundis n'eût jamais écrit cela, delictum juventutis. C'est trop se hâter que de voir dans La Bruyère un novateur, un écrivain du XVIIIe siècle. Ce serait même mal juger le xvie siècle que de le croire incarné dans l'auteur des Lettres persanes. Ni Voltaire, ni Rousseau, ni Diderot, les trois grands prosateurs de ce siècle ne semblent avoir tourmenté la phrase pour la mieux faire saillir et étinceler. Ils ont de l'esprit, de la finesse, de l'élégance, de la netteté, de la chaleur, de l'éloquence, pour ne parler que de leurs qualités; mais ils ont tout cela naturellement, en grands écrivains qu'ils sont. La phrase est chez eux plus courte, plus vive, plus dégagée qu'auparavant; elle est affranchie du latinisme, des conjonctions, des incidentes, mais c'est en vertu de la marche de la langue

(1) Nous avons vu, plus haut, l'admiration que La Bruyère professait pour Boileau.

parlée. Il semble bien vrai de dire qu'on n'écrit guère que la langue qu'on parle. C'est sans doute cette variation, cette évolution naturelle et irrésistible que La Bruyère a voulu marquer dans le passage qui nous occupe: on ne saurait ici rien dire, ni rien penser de plus. Pour terminer cette discussion, rappelons qu'en déclarant ceci Celui qui n'a égard en écrivant qu'au goût de son siècle songe plus à sa personne qu'à ses écrits : il faut toujours tendre à la perfection, » La Bruyère s'est rangé à la suite des grands écrivains du xviie siècle pour la forme aussi bien que pour le fond. Il a tâché de les continuer, sans toutefois les copier ni même leur ressembler, et cela a été pour le mieux.

IX

JUGEMENT D'ENSEMBLE SUR LA BRUYÈRE

De cette étude il doit ressortir, croyons-nous, que La Bruyère a été un critique sincère, éclairé, fin, vigoureux, élevé (1). Il n'est pas cependant de ces esprits décisifs qui

(1) Rien ne fait mieux ressortir en lui cette élévation que le passage, déjà cité dans sa première partie, où il venge l'érudition des dédains des ignorants. «Ilya, dit-il, une sorte de hardiesse à soutenir devant certains esprits la honte de l'érudition: l'on trouve chez eux une prévention tout établie contre les savants, à qui ils ôtent les manières du monde, le savoir-vivre, l'esprit de société, et qu'ils renvoient ainsi dépouillés à leur cabinet et à leurs livres. Comme l'ignorance est un état paisible et qui ne coûte aucune peine, l'on s'y range en foule, et elle forme à la cour et à la ville un nombreux parti, qui l'emporte sur celui des savants. S'ils allèguent en leur faveur les noms d'Estrées, de Harlay, Bossuet, Séguier, Montausier, Wardes, Chevreuse, Novion, Lamoignon, Scudéry, Pélisson, et de tant d'autres personnages également doctes et polis; s'ils osent même citer les grands noms de Chartres, de Condé, de Conti, de Bourbon, du Maine, de Vendôme, comme de princes qui ont su joindre aux plus belles

tranchent les questions au premier abord, ce qui, en littérature comme ailleurs, est une excellente manière de commettre une faute irréparable; il n'est pas non plus de ces timides, de ces tièdes qui craignent d'affirmer leur avis et se retranchent derrière des atténuations. Pour lui, Molière écrit mal, les Sentiments de l'Académie sur le Cid sont un des meilleurs morceaux de critique qu'on ait donnés au xviie siècle, les grossièretés du théâtre réalistelui déplaisent, l'opéra lui déplaît, le journalisme lui déplaît, les jeux d'esprit dans la chaire ou dans le barreau iui déplaisent. C'est affaire à nous de voir si nous pouvons accepter de pareilles opinions; mais, chez La Bruyère, elles ne sont pas enveloppées, on les voit nettement avant d'avoir à les juger.

Il est éclairé. Il n'envisage pas tous les côtés d'une question; mais ceux qu'il a mis en lumière n'ont plus besoin de l'être à nouveau par personne. On n'a pas refait après lui un parallèle de Corneille et de Racine qui vaille le sien. On n'a rien dit de plus juste que lui sur Rabelais, sur les femmes épistolaires du xvne siècle, sur ceux qui ont la manie de citer etc... Il apporte dans le jugement des auteurs, dans la définition d'une figure de rhétorique, dans l'exposition de certaines théories

et aux plus hautes connaissances et l'atticisme des Grecs et l'urbanité des Romains, l'on ne feint point de leur dire que ce sont des exemples singuliers; et s'ils ont recours à de solides raisons, elles sont faibles contre la voix de la multitude. Il semble néanmoins que l'on devrait décider sur cela avec plus de précaution et se donner seulement la peine de douter si ce même esprit qui fait faire de si grands progrès dans les sciences, qui fait bien penser, bien juger, bien parler et bien écrire, ne pourrait encore servir à être poli. Il faut très peu de fonds pour la politesse dans les manières; il en faut beaucoup pour celle de l'esprit. » Des Juge. ments, § 18. Comme cette éloquence simple, pleine de faits et d noms est probante, et vaut mieux, èn pareille matière, que le persiflage et la satire!

littéraires la même lucidité, la même rectitude de jugement, la même science que dans la peinture des caractères du siècle. Il n'est que juste aussi d'observer que, même dans la critique littéraire, il ne se départ pas de ses qualités de satirique. Il n'y a que deux portraits (1) dans le chapitre des Ouvrages de l'esprit : Arsène et Théocrine; mais ils sont peints avec un art achevé. La Bruyère, c'est le Boileau de la prose, avec moins de rigueur et de sûreté dans le jugement, mais aussi avec plus de grâce, de piquant et de légèreté. N'oublions pas non plus qu'il sait mieux notre histoire littéraire et notre vieille langue que Boileau.

Il est cependant son admirateur et son disciple respectueux, comme nous l'avons vu. D'ailleurs, toutes ses sympathies sont pour ce grand xvII° siècle qui finit avec lui. Est-il hanté du désir de provoquer des réformes? Quelques regrets, quelques souhaits timides, des velléités d'indépendance, la certitude du progrès que fait l'esprit de l'homme au cours des siècles; voilà à quoi se résument, chez lui, les idées d'innovation. En matière littéraire, il est, en somme, respectueux du passé. Jamais il n'eût écrit la Lettre à l'Académie française. La plupart de ses jugements sur les hommes et les œuvres d'avant lui ne doivent être, à ses yeux, que la consécration de leur gloire. Il n'est ni un chimérique, ni un mécontent, ni un adulateur. Quand il s'agit d'examiner, de juger les réputations littéraires définitivement reconnues et celles

(1) Les portraits littéraires abondent dans les Caractères. Citons Cydias ou le bel esprit de profession, Eurypyle ou le faux bel esprit, Arrias qui a tout lu, Hérille ou le citateur, Hermagoras ou le savant des choses antiques, Antisthène ou l'auteur dégoûté, Théobalde ou l'auteur vieilli, Théodat ou le froid prédicateur, Théodas ou l'auteur bizarre, et les portraits que La Bruyère a crayonnés sans nommer personne dans son Discours de réception à l'Académie française,

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