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la recherche des langues le même temps qui est consacré à l'usage qu'on en doit faire, borner à la science des mots un âge qui veut déjà aller plus loin et qui demande des choses.» Que diront de pareilles idées si judicieuses ceux qui se piquent d'avoir uniquement aujourd'hui le sens pratique des choses et des exigences de la vie?

Il y a d'ailleurs beaucoup de points d'interrogation dans les chapitres Des jugements, De quelques usages, De la mode, et généralement dans l'œuvre de La Bruyère; il ne tranchait pas toutes les questions, mais il aimait à en soulever. Il fut éminemment suggestif, comme on dit aujourd'hui. Il ne donne pas toujours une raison déterminante de ses préférences; mais il ouvre le champ aux conjectures, aux nouveautés. On ne le suivra pas ici dans les regrets qu'il accorde aux mots passés de mode, ni dans la diatribe à laquelle il s'emporte contre l'usage. L'usage était, à tout le moins, une règle pour ceux qui n'en connaissaient pas d'autre au XVIe siècle; et il reste encore souverain, aujourd'hui, en dépit de toutes les règles de formation et de toutes les grammaires. En ces questions, La Bruyère n'était pas sur son terrain: ç'avait été ou c'était encore affaire aux Vaugelas, aux Chapelain, aux Conrart, aux Saint-Évremond, aux Ménage, aux P. Bouhours, de s'escrimer à fond dans de tels débats; le critique littéraire, si fin, si délicat, qui était en lui, courait risque de s'y fourvoyer ou de s'y amoindrir. Il reprenait tous ses avantages, quand il appréciait le barreau et la chaire de son temps. Nous examinerons plus à loisir ce point dans notre étude sur Fénelon. Un seul nous reste à éclaircir. Comment La Bruyère a-t-il jugé le style employé au XVIIe siècle? En a-t-il judicieusement marqué les vicissitudes ?

VIII

OPINIONS DE LA BRUYÈRE SUR LE STYLE

§ 1. Il marque l'importance du fond.

Les opinions de La Bruyère en matière de style sont curieuses, on le comprendra aisément : ce sont celles d'un fin connaisseur. Il n'a pas été un écrivain de génie, encore que chez lui d'heureuses trouvailles relèvent une habileté consommée et lui donnent l'apparence du génie; mais il a su et employé tous les secrets du métier. Ceux qui ont exercé ce métier, avec le secours du génie ou de l'art, qui pouvait les mieux connaître et apprécier que lui?

Il se rapproche des grands esprits du xvir° siècle par l'importance qu'il accordait au fond, avant de songer à la forme. Qui s'attendait à ce qu'un critique, un satirique, occupé du détail, de l'analyse, de l'observation, de l'expérimentation psychologique, ait été si heureusement attentif avant tout à ne dire, à ne penser que de très belles choses? Son aveu est formel : « L'on n'écrit (1) que pour être entendu ; mais il faut du moins, en écrivant, faire entendre de belles choses. L'on doit avoir une diction pure et user de termes qui soient propres, il est vrai ; mais il faut que ces termes si propres expriment des pensées nobles, vives, solides et qui renferment un très beau sens. » Voilà qui peut confondre tous ceux qui seraient tentés de rabaisser La Bruyère à n'être qu'un artisan de style, comme s'il était possible d'avoir du style sans avoir

(1) Des ouvrages de l'esprit, § 57.

de pensée (1), comme si ceux-là étaient de véritables écrivains qui ne sont que des stylistes, comme si ne s'occuper que de la forme, c'était faire autre chose que de ciseler du plâtre, dorer des bulles de savon, produits impalpables et essentiellement éphémères du souffle humain échauffant de la potasse.

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L'importance du fond, voilà le premier point établi par La Bruyère. Le deuxième l'est dans ce qui suit : « Tout l'esprit d'un auteur (2) consiste à bien définir et à bien peindre. » Image et précision, écrira Voltaire, ces deux mots sont tout un traité de rhétorique. De ces deux préceptes, définir et peindre, le second doit surtout nous arrêter. Il n'est pas douteux que la préoccupation de l'image n'ait hanté La Bruyère; il n'est pas douteux non plus, et, sur cette question, nous sommes d'accord avec D. Nisard, que cette préoccupation ne soit un signe de décadence. Les grands écrivains du XVIIe siècle ne cherchaient pas l'image; elle venait à eux d'elle-même, à l'appel de la pensée. Ce n'est plus être un écrivain du premier ordre que d'être obligé de songer à la figure qui rendra le mieux la pensée. Cette restriction admise, reconnaissons que La Bruyère a parfaitement déterminé une des véritables qualités du style. Il serait aisé de montrer, par exemple, pourquoi le style des Port-Royalistes, presque sans images, sans éclat extérieur et d'une froideur, d'une impersonnalité voulue, n'a pas attiré les yeux et a laissé dans

(1) D. Nisard, au t. III de son Histoire de la Littérature française, p. 176, traite fort judicieusement de la dangereuse distinction que l'on veut quelquefois établir entre le fond et la forme. Nous y renvoyons nos lecteurs.

(2) Des ouvrages de l'esprit, § 14.

l'ombre les pensées qu'il revêtait : il lui manquait le vermillon de la santé, de la vie. A tout prendre, on doit préférer, sur une telle matière, aller au delà que rester en deçà. La Bruyère, lui-même, a eu quelquefois des images excessives; nul doute qu'il n'ait toujours recherché l'image. Que de fois il l'a rencontrée, quand elle venait à lui, et trouvée, quand peut-être elle n'eût pas songé à faire les premiers pas !

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On s'étonnera moins encore qu'en troisième lieu La Bruyère ait prisé la précision du style et en ait si remarquablement donné le précepte dans les lignes suivantes : « Entre toutes les différentes expressions (1) qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne. On ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant; il est vrai néanmoins qu'elle existe, que tout ce qui ne l'est point est faible et ne satisfait point un homme d'esprit qui veut se faire entendre. » C'est ici la confidence sincère d'un ouvrier qui connaît une des plus grandes difficultés de son métier, mais qui sait aussi pouvoir en triompher par l'effort, quelque peine que cet effort lui coûte. Quiconque parle ou écrit s'est heurté au même obstacle, et, s'il l'a franchi, a éprouvé la satisfaction dont parle La Bruyère. Dire toute sa pensée, c'est bien; ne dire que sa pensée, et trouver le mot qui la rend en perfection, c'est mieux encore. La propriété de l'expression n'appartient qu'aux vrais écrivains; les anciens en faisaient la qualité dominante du style : ils n'en avaient pas mieux marqué le mérite que La Bruyére vient de le faire. Or, si Pascal dans ses Réflexions sur

(1) Des ouvrages de l'esprit, § 17.

l'art d'écrire a surtout insisté sur la logique et la suite des pensées, Fénelon sur la simplicité et la vérité de la passion, Vauvenargues sur la netteté, Voltaire sur l'élégance et la convenance, Buffon sur l'ordre et la noblesse, il revenait à La Bruyère de parler de la précision comme il l'a fait, d'insister sur la peine que l'on doit prendre pour y atteindre, sans se relâcher de cette poursuite qu'on ne soit arrivé au but. Nous sommes moins touché de la malice, pourtant fort spirituelle et fort judicieuse, avec laquelle il blasonne Acis ou le diseur de phébus, que de cet éloge de la précision auquel il a consacré les quelques lignes qu'on a lues plus haut. C'est pour ne pas la rencontrer, c'est pour n'y plus viser qu'on laisse une langue s'altérer et déchoir. Elle est, pour un style, une marque d'excellence et de durée. Qu'on nous passe le mot, la propriété de l'expression assure à l'auteur la propriété de son style.

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Enfin, si l'on demeure d'accord de tout ceci, on ne se méprendra pas sur un passage non moins curieux où La Bruyère a exprimé quels sont les changements qu'on peut apporter dans le style, au cours d'un même siècle. Il dit: « L'on écrit régulièrement depuis vingt années (1): l'on est esclave de la construction, l'on a enrichi la langue de nouveaux mots, secoué le joug du latinisme et réduit le style à la phrase purement française; l'on a presque retrouvé le nombre que Malherbe et Balzac avaient les premiers rencontré. » Doit-on penser que ces lignes aient été écrites sur le ton ironique? Si on les prend au pied de la lettre, comment faut-il les inter

(1) Des ouvrages de l'esprit, § 60.

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