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boire de l'eau claire. Chapelain, comme nous le verrons dans la suite, ne se débarrassa jamais des latinismes dont il s'était complaisamment barbouillé à l'école d'un Borbonius. Il écrivait sérieusement à Balzac, le 12 février 1639 « Je ferai voir après demain, en pleine assemblée, à M. Borbonius, l'endroit de votre lettre où vous le collaudez. » Il nous semble préférable de nous souvenir d'une autre lettre du même Balzac à Chapelain, où il ne collaude pas Bourbon, avec lequel il était brouillé, mais où il le juge de la meilleure façon. A propos de l'élection du poète latin à l'Académie, il écrit, le 4 novembre 1637: « Monsieur, que vous semble du choix qu'on a fait de notre nouveau confrère, avec lequel je viens de me réconcilier? Croyez-vous qu'il rende de grands services à l'Académie, et que ce soit un instrument propre pour travailler avec vous autres, Messieurs, au défrichement de notre langue? Je vous ai autrefois montré de ses lettres françaises, qui sont écrites du style des Bardes et des Druides. Et si vous croyez que s'excimer des apices du droit, que l'officine d'un artisan, que l'impéritie de son art et autres semblables dépouilles des vieux romans, soient de grandes richesses en France, il y a de quoi en remplir le Louvre, l'Arsenal et la Bastille. Après cette plaisante élection, je suis d'avis qu'on emploie notre cher M. de Racan à la correction du Dictionnaire de Robert Estienne. » Balzac fit, lui aussi, des vers latins et des meilleurs, puisque Nicolas-Eloi Lemaire l'a pris pour un ancien et a inséré une de ses pièces dans sa collection des Poeta Minores; mais comme il est ici bien français de ton et de forme! On n'a pas dit mieux que lui avant les Provinciales. Comme il est heureux aussi qu'il ait consenti à n'être un cicéronien qu'en français, quand tant d'autres, un peu avant lui et même de son temps, ne voulaient être cicéroniens qu'en latin!

Habile dans les humanités, Chapelain apprit de luimême, comme Saint-Amant, Conrart et bien d'autres, l'italien et l'espagnol. Il possédait ces langues en perfection et était de tout point au courant de la littérature passée et présente des deux pays. Il étudia même un instant la médecine. On verra qu'il connaissait notre histoire littéraire mieux que pas un de ses contemporains. Il était donc bien armé pour entrer dans l'arène littéraire, pour faire figure même parmi les savants en us, qui tenaient le haut du pavé, pour comprendre, suivre et même diriger tout un courant littéraire, courant assez fort vers 1640, qui s'amincira et finalement se perdra vers 1670, après avoir coulé, quelque temps, parallèlement à un autre courant bien autrement large, celui de la belle littérature du grand siècle. Vouloir les confondre, ou même prétendre que le second vient du premier, c'est se méprendre: Cousin l'a fait et quelques autres à sa suite; il n'est pas impossible de dissiper cette erreur.

II

ÉTAT DES LETTRES VERS 1640

§ 1. - La Poésie.

Rien ne fait mieux comprendre l'état des lettres vers 1640 que la liste des premiers académiciens, où Descartes seul ne se trouve pas, qui, à lui seul, les vaut tous. Dans la poésie lyrique, Malherbe, mort en 1628, n'a pas été remplacé. Ses deux plus fidèles disciples, Maynard et Racan, sont encore les meilleurs poètes d'alors; mais ils sont au-dessous de leur maître, et d'ailleurs ils ne produisent

plus rien, à cette date. A vrai dire, il faut sauter par-dessus une quarantaine d'années, arriver à Boileau et à sa génération, pour retrouver les traces de l'influence que Malherbe exerça sur la poésie.

En 1640, c'est Gombault, Godeau, Colletet, Boisrobert, de Colomby, de l'Estoile, Sarrazin, Malleville, Chapelain et surtout Voiture qui ont la vogue. Voiture a beaucoup d'esprit, il en sème à pleines mains dans ses poésies légères, Chapelain a déjà fait « une assez belle ode », comme le reconnaîtra plus tard Boileau lui-même; mais les uns et les autres sont aujourd'hui à peu près inconnus et assez dignes de l'être. Ils ne sont pas de ceux, sauf Chapelain, qui exciteront la bile de Boileau; mais c'est qu'en vérité ils ne vaudront pas l'honneur d'être nommés par lui. Comme nous l'avons dit ailleurs (1), « jamais il n'y eut autant de poètes, jamais il n'y eut moins de poésie. Puisqu'on ne pouvait s'attaquer aux grands, on se rabattit sur les petits genres; sonnets, madrigaux, ballades, stances, énigmes, virelais, triolets, quatrains, rondeaux, élégies, bouts rimés, vers en écho, impromptus, inondent les recueils manuscrits ou imprimés du temps. » Le goût de ces bluettes continuera jusqu'à Boileau et au delà; mais elles ne seront plus qu'à l'état d'innocente distraction, de passe-temps littéraire, et échapperont ainsi à la critique. Au temps où elles paraissent, elles font la joie des salons et notamment de l'hôtel de Rambouillet: quatre sonnets fameux, ceux de la Belle Matineuse, de Job et d'Uranie amusent et divisent les beaux esprits; mais la poésie n'a point de place dans toutes ces éphémères productions. Ajoutons-le cependant, en passant, Chapelain fut comparé à Malherbe, « on lui accordait le premier rang après ce poète célèbre, » au dire de

(1) Valentin Conrart et son temps, p. 241.

Vigneul-Marville; il fallait vraiment qu'il y eût pénurie de talents ou qu'on y mît beaucoup de complaisance. En tous cas, c'est au dramatique et à l'épique que devait s'adresser la critique de cet hypercritique; en quel état trouvait-il l'un et l'autre?

En 1640, les beaux esprits n'ont pas encore donné dans la poésie épique; mais les temps de son apparition sont proches. D'après ce qu'elle a produit chez un Saint-Amant, un Desmarets, un Scudéry, un Chapelain lui-même, il est à présumer que les meilleures poétiques auraient été impuissantes à préserver ces auteurs des lamentables chutes qui les attendaient.

Les Français des temps modernes n'ont pas la tête épique apparemment, pour rappeler un mot fameux; mais ils ont été mieux inspirés dans la poésie dramatique. Alexandre Hardy était mort en 1630; mais ses pièces firent recette pendant longtemps encore. Théophile, Tristan l'Hermite, Mairet, du Ryer, surtout Rotrou et Corneille occupent la scène, avec des mérites et des défauts divers. Ils conservent les habitudes des tragiques et des comiques du xvi° siècle, ils dérivent tous de l'imitation de l'antiquité; mais ils tiennent bien plus étroitement à l'Astrée, aux bergeries et pastorales italiennes. Rotrou et Corneille, après avoir sacrifié au goût du temps, vont chercher en Espagne des inspirations. Tous sont des précieux : les sentiments et le langage de leurs personnages sont entachés de la préciosité la plus raffinée; précieux lui-même, Chapelain n'en soupçonnera ni n'en critiquera jamais l'excès. Il n'est pas sûr non plus que la confusion qui régnait dans les pièces lui ait inspiré l'idée d'y apporter plus d'ordre; mais la réforme qu'il proposa de l'art dramatique, effort d'un esprit méthodique, eut, comme on le sait et comme on le verra plus bas, les conséquences les plus considérables pour

notre théâtre. La tragédie, au XVIIe siècle, est sortie de la règle des trois unités, inventée par Chapelain.

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C'est donc sur la poésie que se concentraient, vers 1640, les efforts des lettrés. En prose, il n'y avait guère que des épistolaires et des érudits. Les uns et les autres, d'ailleurs, écrivent souvent en latin, les derniers presque toujours. La prose française ne leur semble pas un instrument assez puissant, ni assez souple pour exprimer leur pensée; au vrai, les uns et les autres ont bien peu de chose à dire. Ils ont pris aux grands hommes du siècle précédent leur amour de l'antiquité; mais ils n'ont pas leur génie. Les savants en us abondent, ils vont être remplacés par les traducteurs. Ce sont des traductions qui offriront les plus parfaits spécimens de l'idiome national. Quelque vingt ans plus tard, fleurira Perrot d'Ablancourt, le maître du genre; et Vaugelas alléguera surtout comme autorité Coëffeteau. Qui connaît aujourd'hui le docte Sirmond, Giry, le terrible Baschet de Méziriac, qui avait relevé tous les contresens qu'Amyot avait faits en traduisant les Vies parallèles de Plutarque? Et les MM. de Valois, du Puy, le gros Charpentier, Jean Doujat, Bourzeys? Voilà les pairs de Chapelain, c'était au milieu de ceux-là qu'il allait penser et écrire; c'est au-dessus de ceux-là qu'il s'éleva, ce sont ceux-là qui le reconnurent pour leur maître. Faut-il s'étonner qu'il ait souvent latinisé en français, qu'il ait été un critique érudit avant d'être un critique sagace et pénétrant, qu'il ait été trop souvent pesant, écrasant les œuvres et les hommes sous le poids de son savoir? Il lui était bien difficile de réagir contre le goût régnant, qui était mauvais, comme Boileau le fit, plus tard, en entrant résolument dans une route que des

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