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deur d'âme des héros d'autrefois, 3° de faire d'un Porus un courtisan français.

Accuser Racine de n'avoir pas le goût de l'antiquité, que Corneille « possédait si avantageusement, » c'était le condamner trop vite: la suite de ses travaux le fit bien voir. Il ne semble pas que Saint-Évremond ait pu dire avec plus de raison: « Il (Racine) pouvait entrer dans l'intérieur et tirer du fond de ces grandes âmes, comme fait Corneille, leurs plus secrets mouvements; mais il regarde à peine les simples dehors, peu curieux à bien remarquer ce qui paraît, moins profond à pénétrer ce qui se cache. » Cependant le critique a finement observé qu'en la tragédie d'Alexandre Racine, de propos délibéré on non, a pris le parti de faire Porus plus grand et d'abaisser Alexandre, ce qui est choquant. Enfin c'est Saint-Évremond qui a blâmé le premier Racine de prêter à ses héros, à ses grands amoureux surtout, non seulement l'extérieur, mais les passions, le naturel des seigneurs de la cour de Louis XIV. Bien d'autres ont reproduit contre Racine cette critique de Saint-Évremond; de quelque forme qu'ils l'aient revêtue, il est constant qu'ils la lui avaient empruntée.

On ne saurait nier qu'elle atteint à fond l'Alexandre. Porus est animé seulement par les beaux yeux d'Axiane» il perd « son caractère entre nos mains, » celui que lui donne l'antiquité ou que nous lui prêtons d'après elle; il devient une sorte de « chevalier errant, »> et il semble que « la défense d'un pays, la conservation d'un royaume, »> l'eussent mieux excité au combat. Boileau était de cet avis; Racine revenait en deçà de Corneille. Il retournait aux déclarations tendres, aux bergeries; il mettait les romans en action sur la scène. C'étaient les mêmes situations, c'était le même rapetissement des célèbres personnages de l'antiquité: Alexandre était galantet Porus dameret.

Mais si Racine, au lieu de peindre des héros fades et doucereux, des héroïnes langoureuses, arrivait à décrire avec justesse et profondeur les phases successives d'une passion ardente, saisissante, capable de ravager un cœur et d'amener infailliblement les personnages aux dernières extrémités; s'il ne se bornait plus à présenter au spectateur des ennuis, des dépits, des raccommodements, l'offre invraisemblable d'un cœur au prix d'un royaume, le désarmement d'un lion superbe, dompté par deux beaux yeux; s'il s'appliquait plutôt à mettre la passion aux prises avec elle-même, à marquer d'un trait ferme et sûr les mouvements divers d'un amour satisfait, plus souvent contrarié, que les obstacles irritent et rendent plus tragique, à expliquer les caractères, non à les camper tout d'un coup dans une pièce, à faire agir et parler non des héros, mais des hommes, à ne plus s'élever tant audessus de nous, mais à se rapprocher de nous; s'il avait enfin plus de science et d'art que d'imagination et de poésie (1), moins de sublimité mais plus de pathétique, moins d'énergie un peu brutale et solennelle, mais plus de pénétration et de souplesse; s'il parvenait, au lieu de transporter les âmes, d'inspirer de l'effroi, à faire couler, à arracher des larmes, au lieu de parler souvent à l'esprit et à la raison, à verser dans nos oreilles et dans nos cœurs un je ne sais quoi de doux, d'insinuant, de profond, de musical, un nouveau système dramatique était créé. Très différent de celui de Corneille, mais non moins charmant dans sa nouveauté que celui ci l'avait été jadis dans la sienne, il exigeait de la part de l'auteur d'autres, mais d'aussi grandes qualités. C'est ce que n'avait pas deviné Saint-Évremond en lisant l'Alexandre.

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(1) M. Janet. La Philosophie de Molière, Revue des Deux Mondes, 15 mars 1881.

C'est ce qu'il aurait pu voir dans Andromaque. Encore qu'elle eût mérité sa critique en quelques parties, il eût pu ne pas se borner à dire d'elle: « Elle m'a semblé très belle (1); mais je crois qu'on peut aller plus loin dans les passions, et qu'il y a encore quelque chose de plus profond dans les sentiments que ce qui s'y trouve. Ce qui doit être tendre n'est que doux, ce qui doit exciter de la pitié ne donne que de la tendresse (2). » Il cherche de mauvaises raisons pour se dispenser d'admirer Britannicus. Allons, c'est du parti pris; c'est une sorte de dépit de voir Racine se placer sur la même ligne que Corneille, quand on voulait à toute force lui assigner le second rang! Il n'y a pas de raisons à donner à qui s'opiniâtre dans son idée et fait d'une question littéraire une question d'amour-propre (3).

(1) Tome III, p. 183.

(2) Voltaire, citant ce passage (Appel à toutes les nations, etc., t. XL, de l'édit. Beuchot, p. 290), écrit: « Il faut avouer que SaintÉvremond a mis le doigt dans la plaie secrète du théâtre français; on dira tant qu'on voudra que Saint-Évremond est l'auteur de la pitoyable comédie de Sir Politik et de celle des Opéra, que ses petits vers de société sont ce que nous avons de plus plat en ce genre, que c'était un petit faiseur de phrases; mais on peut être totalement dépourvu de génie et avoir beaucoup de goût. Certainement son goût était très fin, quand il trouvait ainsi la raison de la plupart de nos pièces. » Nous avons cru que le lecteur lirait avec plaisir ce que Voltaire pensait ici de Saint-Évremond; mais nous ne saurions partager aujourd'hui les idées de l'un ni de l'autre sur le théâtre français et surtout sur les pièces de Racine.

(3) Vers 1692, quand il s'agit de relever les Modernes en face et aux dépens des Anciens, Saint-Évremond se montre plus juste envers Racine; mais c'est une justice un peu tardive. Citons cependant le passage (t. VI, p. 17), où il écrit une espèce de rétractation, atténuée dans un parallèle, si habilement balancé qu'il est impossible d'en saisir l'intention dernière : « Dans la tragédie, Corneille ne souffre point d'égal, Racine de supérieur. La diversité des caractères permettant la concurrence, si elle ne peut établir l'égalité, Corneille se fait admirer par l'expression d'une grandeur d'âme héroïque, par la force des passions, par la sublimité du discours; Racine trouve

Saint-Évremond nous avait fait espérer mieux de sa largeur d'esprit; il est vrai que l'indépendance de l'esprit ne doit nous faire rien préjuger de son étendue. On aime cependant à le voir applaudir au Tartuffe, à l'Amphitryon (1) de Molière: il est vrai que c'est pour mettre l'auteur au-dessus de Plaute et de Térence. On le voit avec non moins de plaisir disserter sur la comédie italienne, la comédie espagnole et surtout la comédie anglaise, et, sur ce dernier chapitre, se faire estimer même des Anglais, dont il ne connaît pas la langue. « Pour mieux apprécier, dit judicieusement M. Gidel (2), la finesse de son goût, qu'on se rappelle les dissertations de Scaliger, d'Heinsius, de l'abbé d'Aubignac. ».

Il étend même le champ de la critique dramatique, en faisant de la critique musicale; il est vrai que cette critique musicale n'est que de la critique dramatique. Il ne goûte pas plus l'opéra que Boileau et que La Bruyère. Ce sont pour lui « des merveilles (3) ennuyeuses..... Les

son mérite en des sentiments plus naturels, en des pensées plus nettes, dans une diction plus pure et plus parfaite. Le premier enlève l'âme, l'autre gagne l'esprit ; celui-ci ne donne rien à censurer au lecteur, celui-là ne laisse pas le spectateur en état d'examiner. Dans la conduite de l'ouvrage, Racine, plus circonspect, ou se défiant de lui-même, s'attache aux Grecs, qu'il possède parfaitement; Corneille, profitant des lumières que le temps apporte, trouve des beautés qu'Aristote ne connaissait pas. » Voltaire n'a pas toujours tenu Saint-Évremond en aussi grande estime que nous le rappelions plus haut. Il dit de lui, toujours à propos d'Andromaque et des médiocres éloges que notre critique lui accordait : « L'Andromaque de Racine est aux yeux de Saint-Évremond une pièce dans laquelle il y a des choses qui approchent du bon ! Tel est le préjugé, telle est l'envie secrète qu'on porte au mérite nouveau sans presque s'en apercevoir. Saint-Évremond était né après Corneille et avait vu naître Racine. Osons dire qu'il n'était digne de juger ni l'un ni l'autre. » Remarques sur Sophonisbe, t. XXXVI, p. 336, de l'édit. Beuchot. (1) Tome II, p. 197, lettre au comte de Lionne.

(2) Etude sur la vie et les ouvrages de Saint-Évremond, p. 60. (3) Sur les Opéras, 1677.

instruments nous y étourdissent, la musique n'est plus aux oreilles qu'un bruit confus qui ne laisse rien distinguer... Une sottise chargée de musique, de danses, de machines, de décorations, est une sottise magnifique, mais toujours sottise. » Il ne peut non plus « supporter que tout s'y chante. » C'est, selon lui, « un travail bizarre de poésie et de musique, où le poète et le musicien, également gênés l'un par l'autre, se donnent bien de la peine à faire un méchant ouvrage. » Mais il approuve la musique dont on accompagne les vœux et les prières. Nous ne pouvons que noter au passage de telles opinions; les discuter serait aussi oiseux que de discuter des goûts et des couleurs, comme on dit communément.

Son aversion pour la tyrannie d'Aristote et pour sa théorie de la purgation que la tragédie doit opérer dans nos passions a une bien autre portée. Il est tout à fait à l'aise en s'attaquant à l'antiquité. Son cœur, ici, n'est plus en jeu, comme tout à l'heure, quand il s'agissait de soutenir Corneille contre Racine, c'est-à-dire de défendre les adorations de sa jeunesse, celles qui sont d'autant plus chères aux vieillards que les jeunes gens adressent les leurs à de nouvelles idoles. Par une singulière contradiction, explicable en cet esprit, trop de fois insouciant ou inconsistant même, ce laudator temporis acti se puero, se montre novateur, moderne, pour soutenir les Modernes contre les Anciens.

V

IDÉES DE SAINT-ÉVREMOND SUR LES ANCIENS

En examinant ses essais historiques, nous avons fait un mérite à Saint-Évremond de s'être dégagé du charme dont l'antiquité possédait les lettrés de son temps. C'est

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