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CHAPITRE TROIS

BOILEAU

1636-1711

1. L'art poétique

(en quatre chants, 1669-1674)

CHANT I

C'est en vain qu'au Parnasse, un téméraire auteur
Pense de l'art des vers atteindre la hauteur:
S'il ne sent point du Ciel l'influence secrète,
Si son astre en naissant ne l'a formé poète,
Dans son génie étroit il est toujours captif;
Pour lui Phébus est sourd, et Pégase est rétif.

O vous donc, qui brûlant d'une ardeur périlleuse,
Courez du bel esprit la carrière épineuse,

N'allez pas sur des vers sans fruit vous consumer,
Ni prendre pour génie un amour de rimer;
Craignez d'un vain plaisir les trompeuses amorces,
Et consultez longtemps votre esprit et vos forces.
La nature, fertile en esprits excellents,
Sait entre les auteurs partager les talents:
L'un, peut tracer en vers une amoureuse flamme;
L'autre, d'un trait plaisant aiguiser l'épigramme;
Malherbe, d'un héros peut vanter les exploits;
Racan, chanter Philis, les bergers et les bois.
Mais, souvent, un esprit qui se flatte et qui s'aime,
Méconnaît son génie, et s'ignore soi-même:

...

Quelque sujet qu'on traite, ou plaisant, ou sublime, Que toujours le bon sens s'accorde avec la rime: L'un l'autre vainement ils semblent se haïr, La rime est une esclave, et ne doit qu'obéir. Lorsqu'à la bien chercher d'abord on s'évertue, L'esprit à la trouver aisément s'habitue; Au joug de la raison sans peine elle fléchit; Et, loin de la gêner, la sert et l'enrichit. Mais, lorsqu'on la néglige, elle devient rebelle; Et pour la rattraper le sens court après elle. Aimez donc la raison. Que toujours, vos écrits Empruntent d'elle seule et leur lustre et leur prix. La plupart, emportés d'une fougue insensée, Toujours loin du droit sens vont chercher leur pensée: Ils croiraient s'abaisser, dans leurs vers monstrueux, S'ils pensaient ce qu'un autre a pu penser comme eux. Évitons ces excès. Laissons à l'Italie

De tous ces faux brillants l'éclatante folie.1

Tout doit tendre au bon sens: mais, pour y parvenir,
Le chemin est glissant et pénible à tenir;
Pour peu qu'on s'en écarte, aussitôt on se noie;
La raison, pour marcher, n'a souvent qu'une voie.
Un auteur, quelquefois trop plein de son objet,
Jamais sans l'épuiser n'abandonne un sujet:
S'il rencontre un palais, il m'en dépeint la face;
Il me promène après de terrasse en terrasse;
Ici, s'offre un perron; là, règne un corridor;
Là, ce balcon s'enferme en un balustre d'or;

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Attaque contre l'affectation d'italianisme à la mode depuis le XVIe siècle et favorisée par l'arrivée des Médicis en France, dans la littérature et dans les salons. Mme de Rambouillet était née à Rome.

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Il compte des plafonds les ronds et les ovales;
«Ce ne sont que festons, ce ne sont qu'astragales.»>1
Je saute vingt feuillets pour en trouver la fin,
Et je me sauve à peine au travers du jardin.
5 Fuyez de ces auteurs l'abondance stérile,

Et ne vous chargez point d'un détail inutile:
Tout ce qu'on dit de trop est fade et rebutant;
L'esprit rassasié le rejette à l'instant.

Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire.

Souvent, la peur d'un mal nous conduit dans un pire: Un vers était trop faible, et vous le rendez dur;

J'évite d'être long, et je deviens obscur;

L'un n'est point trop fardé, mais sa Muse est trop nue; L'autre a peur de ramper, il se perd dans la nue.

Voulez-vous du public mériter les amours?

Sans cesse en écrivant variez vos discours:

Un style trop égal et toujours uniforme

En vain brille à nos yeux, il faut qu'il nous endorme. On lit peu ces auteurs, nés pour nous ennuyer, 20 Qui, toujours, sur un ton, semblent psalmodier.

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Heureux, qui dans ses vers, sait d'une voix légère
Passer du grave au doux, du plaisant au sévère!
Son livre, aimé du ciel, et chéri des lecteurs,
Est souvent chez Barbin2 entouré d'acheteurs.
Quoi que vous écriviez, évitez la bassesse:
Le style le moins noble a pourtant sa noblesse.
Au mépris du bon sens, le Burlesque3 effronté
Trompa les yeux d'abord, plut par sa nouveauté:

1 Il s'agit du Palais magique dont la longue description remplit une partie du Chant III de l'Alaric de Scudéry.

2 Il avait une boutique de libraire en face du Palais de Justice.
Le principal représentant du genre burlesque était Scarron

(1610-1660), l'auteur du Virgile travesti (1648).

On ne vit plus en vers que pointes triviales;
Le Parnasse parla le langage des halles;

La licence à rimer alors n'eut plus de frein,
Apollon travesti devint un Tabarin1...
Que ce style, jamais, ne souille votre ouvrage:
Imitons de Marot l'élégant badinage2

N'offrez rien au lecteur que ce qui peut lui plaire.
Ayez pour la cadence une oreille sévère:

Que toujours, dans vos vers, le sens, coupant les mots,
Suspende l'hémistiche, en marque le repos.
Gardez qu'une voyelle, à courir trop hâtée,
Ne soit d'une voyelle en son chemin heurtée.
Il est un heureux choix de mots harmonieux.
Fuyez des mauvais sons le concours odieux:
Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée
Ne peut plaire à l'esprit, quand l'oreille est blessée.
Durant les premiers ans du Parnasse françois,
Le caprice tout seul faisait toutes les lois,
La rime, au bout des mots assemblés sans mesure,
Tenait lieu d'ornements, de nombre, et de césure.
Villon sut le premier, dans ces siècles grossiers,
Débrouiller l'art confus de nos vieux romanciers.4
Marot, bientôt après, fit fleurir les ballades,
Tourna des triolets, rima des mascarades,
A des refrains réglés asservit les rondeaux,

1 Bouffon populaire, qui s'exhibait en public, sur le Pont Neuf, et qui avait acquis une certaine notoriété au commencement du XVIIe siècle.

2 Clément Marot (1495-1544), poète spirituel et mondain de la cour de Marguerite de Valois.

3 François Villon (1431–1470?), le premier grand poète de France, auteur du Grand et du Petit Testament.

* Le mot «roman» avait encore à cette époque le sens d'histoire romanesque et chevaleresque qui était écrite en vers.

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Et montra pour rimer des chemins tout nouveaux.
Ronsard,1 qui le suivit, par une autre méthode
Réglant tout, brouilla tout, fit un art à sa mode;
Et toutefois longtemps eut un heureux destin.
Mais sa Muse, en français parlant grec et latin,
Vit, dans l'âge suivant par un retour grotesque,
Tomber de ses grands mots le faste pédantesque.
Ce poète orgueilleux, trébuché de si haut,

Rendit plus retenus Desportes et Bertaut.2

Enfin Malherbe3 vint, et, le premier en France,
Fit sentir dans les vers une juste cadence;
D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir;
Et réduisit la Muse aux règles du devoir.
Par ce sage écrivain la langue réparée
N'offrit plus rien de rude à l'oreille épurée;
Les stances avec grâce apprirent à tomber;
Et le vers sur le vers n'osa plus enjamber.
Tout reconnut ses lois; et ce guide fidèle
Aux auteurs de ce temps sert encor de modèle.
Marchez donc sur ses pas; aimez sa pureté;
Et de son tour heureux imitez la clarté.

Si le sens de vos vers tarde à se faire entendre,
Mon esprit aussitôt commence à se détendre,
Et, de vos vains discours prompt à se détacher,
Ne suit point un auteur qu'il faut toujours chercher.

1 Boileau connaissait fort mal cette poésie du XVIe siècle; il attribue beaucoup trop à Marot, et la postérité a désavoué le jugement sévère qui va suivre sur Ronsard (1524-1585). Ronsard était le principal poète de la Pléiade, brillant groupe d'écrivains de la Renaissance, et que Malherbe avait discrédité.

2 Desportes (1546-1606) et Bertaut (1570-1611), deux des meilleurs poètes de transition du XVIe au XVIIe siècle.

C'est ici le passage connu auquel nous avons renvoyé, p. 5.

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