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toutes les espérances de vendredi, que je vous écrivais, étaient augmentées; on chantait victoire, la poitrine était dégagée, la tête libre, la fièvre moindre, des évacuations salutaires; dans cet état, hier à six heures il tourne à la 5 mort: tout d'un coup les redoublements de fièvre, l'oppression, des rêveries; en un mot, la goutte l'étrangle traîtreusement; et, quoiqu'il eût beaucoup de force et qu'il ne fût point abattu de saignées, il n'a fallu que quatre ou cinq heures pour l'emporter; et à minuit il a IO rendu l'âme entre les mains de M. de Condom.1 M. de Marsillac2 ne l'a point quitté d'un moment; il est dans une affliction qui ne peut se représenter: cependant il retrouvera le roi et la Cour; toute sa famille se retrouvera à sa place; mais où Mme de La Fayette retrouvera-t-elle 15 un tel ami, une telle société, une pareille douceur, un agrément, une confiance, une considération pour elle et pour son fils? Elle est infirme, elle est toujours dans sa chambre, elle ne court point les rues. M. de La Rochefoucauld était sédentaire aussi; cet état les rendait nécessaires l'un 20 à l'autre, et rien ne pouvait être comparé à la confiance et aux charmes de leur amitié. Songez-y, ma fille; vous trouverez qu'il est impossible de faire une perte plus considérable et dont le temps puisse moins consoler. Je n'ai pas quitté cette pauvre amie tous ces jours-ci; elle n'allait 25 point faire la presse parmi cette famille; en sorte qu'elle avait besoin qu'on eût pitié d'elle. Mme de Coulanges a très-bien fait aussi, et nous continuerons quelque temps encore aux dépens de notre rate, qui est toute pleine de tristesse. Voilà en quels temps sont arrivées vos jolies petites 30 lettres, qui n'ont été admirées jusqu'ici que de Mme de

1 Bossuet, alors évêque de Condom.

2 Fils de La Rochefoucauld.

Coulanges et de moi: quand le chevalier1 sera de retour, il trouvera peut-être un temps propre pour les donner; en attendant, il faut en écrire une de douleur à M. de Marsillac; il met en honneur toute la tendresse des enfants, et fait voir que vous n'êtes pas seule; mais, en vérité, vous ne serez guère imitée. Toute cette tristesse m'a réveillée, elle me représente l'horreur des séparations, et j'en ai le cœur serré . . .

...

Mercredi 20 mars.

5

Il est enfin mercredi. M. de La Rochefoucauld est 10 toujours mort, et M. de Marsillac toujours affligé, et si bien enfermé, qu'on ne croirait pas qu'il songe à sortir de cette maison. La petite santé de Mme de La Fayette soutient mal une pareille douleur; elle a eu la fièvre, et il ne sera pas au pouvoir du temps de lui ôter l'ennui de 15 cette privation. Sa vie est tournée d'une manière qu'elle trouvera tous les jours un tel ami à dire.2 N'oubliez pas de m'écrire quelque chose pour elle ...

9. Représentation d'Esther à Saint-Cyr

(Lettre à Mme de Grignan, 21 février 1689)

[La représentation de l'Esther de Racine devant le roi et sa cour, par les demoiselles de Saint-Cyr à l'usage desquelles elle avait été spécialement écrite sur la demande de Mme de Maintenon, fut un évènement mondain de première importance. Sur les suites de cette représentation pour l'École de Saint-Cyr, voir p. 374.]

...

. . . Je fis ma cour l'autre jour à Saint-Cyr, plus agréablement que je n'eusse jamais pensé. Nous y allâmes 20 samedi, Mme de Coulanges, Mme de Bagnols, l'abbé Têtu et moi. Nous trouvâmes nos places gardées: un officier

1 Chevalier de Grignan.

2 à dire à regretter.

=

mes

dit à Mme de Coulanges que Mme de Maintenon lui faisait garder un siège auprès d'elle; vous voyez quel honneur. Pour vous, madame, me dit-il, vous pouvez choisir; je me mis avec Mme de Bagnols au second banc derrière les 5 duchesses. Le maréchal de Bellefonds vint se mettre, par choix, à mon côté droit, et devant c'étaient Mm d'Auvergne, de Coislin et de Sully; nous écoutâmes, le maréchal et moi, cette tragédie avec une attention qui fut remarquée, et de certaines louanges sourdes et bien Io placées, qui n'étaient peut-être pas sous les fontanges1 de toutes les dames. Je ne puis vous dire l'excès de l'agrément de cette pièce; c'est une chose qui n'est pas aisée à représenter, et qui ne sera jamais imitée: c'est un rapport de la musique, des vers, des chants, des personnes, si par15 fait et si complet, qu'on n'y souhaite rien; les filles qui font des rois et des personnages sont faites exprès; on est attentif, et on n'a point d'autre peine que celle de voir finir une si aimable pièce; tout y est simple, tout y est innocent, tout y est sublime et touchant; cette fidélité de 20 l'histoire sainte donne du respect; tous les chants convenables aux paroles, qui sont tirées des Psaumes et de la Sagesse, et mis dans le sujet, sont d'une beauté qu'on ne soutient pas sans larmes; la mesure de l'approbation qu'on donne à cette pièce, c'est celle du goût et de l'at25 tention. J'en fus charmée, et le maréchal aussi, qui sortit de sa place pour aller dire au roi combien il était content, et qu'il était auprès d'une dame qui était bien digne d'avoir vu Esther. Le roi vint vers nos places; et, après avoir tourné, il s'adressa à moi et me dit: «Madame,

1 Une sorte de coiffure lancée par Mlle de Fontanges, «un nœud de ruban que les femmes portent sur le devant de leur coiffure et un peu au-dessus du front.» (Dictionnaire de Trévoux.)

je suis assuré que vous avez été contente.» Moi, sans m'étonner, je répondis: «Sire, je suis charmée, ce que je sens est au-dessus de mes paroles.» Le roi me dit: «Racine a bien de l'esprit.» Je lui dis: «Sire, il en a beaucoup; mais, en vérité, ces jeunes personnes en ont beaucoup 5 aussi; elles entrent dans le sujet comme si elles n'avaient jamais fait autre chose.- Ah! pour cela, reprit-il, il est vrai.» Et puis Sa Majesté s'en alla et me laissa l'objet de l'envie; comme il n'y avait quasi que moi de nouvelle venue le roi eut quelque plaisir de voir mes sincères ad- 10 mirations sans bruit et sans éclat. M. le prince et Mme la princesse vinrent me dire un mot; Mme de Maintenon, un éclair, elle s'en allait avec le roi; je répondis à tout, car j'étais en fortune.

Nous revinmes le soir aux flambeaux; je soupai chez 15 Mme de Coulanges ...

III. MADAME DE MAINTENON

1635-1719

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[Portrait de Mme de Maintenon, à vingt-trois ans, par Mlle de Scudéry, dans Clélie: -«Lyrianne - c'est le nom qu'on lui prête – était grande et de belle taille mais de cette grandeur qui n'épouvante point et qui sert seulement à la bonne mine. Elle avait le teint uni et fort beau, les cheveux d'un chatain clair et très agréables, le nez très bien fait, la bouche bien taillée, l'air noble, doux, enjoué et modeste, et pour rendre sa beauté plus parfaite et plus éclatante, elle avait les plus beaux yeux du monde. Ils étaient noirs, brillants, doux, passionnés, et pleins d'esprit; leur éclat avait je ne sais quoi qu'on ne saurait exprimer; la mélancolie douce y paraissait quelquefois avec tous les charmes qui la suivent presque toujours; l'enjouement s'y faisait voir à son tour avec tous les attraits que la joie peut inspirer, et l'on peut assurer après sans mensonge que Lyrianne avait mille appas inévitables. Au reste son esprit était fait exprès pour sa beauté, c'est à dire, il était grand, agréable et

bien tourné; elle parlait juste et naturellement, de bonne grâce et sans affectation; elle savait le monde et mille choses dont elle ne se souciait pas de faire vanité. Elle ne faisait pas la belle quoiqu'elle le fût infiniment, de sorte que, joignant les charmes de sa vertu à ceux de sa beauté et de son esprit, on pouvait dire qu'elle méritait sa fortune.>>

Portrait de Mme de Maintenon, à cinquante ans, d'après les Mémoires des Dames de Saint-Cyr. «Elle avait le son de voix le plus agréable, un ton affectueux, un front ouvert et riant, le geste naturel de la plus belle main, des yeux de feu, les mouvements d'une taille libre si affectueuse et si régulière qu'elle effaçait les plus belles de la cour. Le premier coup d'œil était imposant et comme voilé de sévérité; le sourire et la voix ouvraient le nuage.»>]

1. Sur la réforme de Saint-Cyr

(Lettre à Mme de Fontaines, maîtresse générale
des classes, 20 septembre 1691)

[La Maison royale de Saint-Louis, ou École de Saint-Cyr, fondée en 1685 par Mme de Maintenon, était destinée à recevoir comme «pensionnaires du roi» des jeunes filles nobles mais indigentes. Il y avait 80 personnes préposées à l'éducation des 250 «demoiselles>>; celles-ci étaient séparées suivant les âges (de 7 à 20 ans), en quatre classes, et les classes distinguées par la couleur d'un ruban attaché sur la robe d'uniforme, qui était noire. La classe rouge comprenait 56 élèves au-dessous de 10 ans; la classe verte, 56, de 11 à 13 ans; la classe jaune, 65, de 14 à 16 ans; la classe bleue, 73, de 17 à 20 ans. Chaque classe était partagée en 5 ou 6 bandes, ou familles de 8 ou 10 élèves groupées d'après le degré de leur instruction. En sortant elles recevaient une dot de 1000 écus sur la cassette royale.

Il y a deux périodes dans l'histoire de l'école; celle précédant les représentations de Racine (Esther, 1689, Athalie 1691); et celle d'après. (Voir lettre de Mme de Sévigné sur la représentation d'Esther p. 371.) Dans la première période, on n'hésite pas à développer les talents mondains des demoiselles de Saint Louis; c'était une sorte d'Hôtel de Rambouillet pour les jeunes filles. Le vrai Saint-Cyr, celui dont le souvenir est resté, date d'après. La vanité que les applaudissements de la cour aux représentations de R cine avaient laissé voir chez les jeunes élèves, alarma Mme de Maintenon. Elle conçut aussitôt le plan d'une réforme énergique, choisit un

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