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vait avoir que deux tables, et ne se point charger de tout; il jura qu'il ne souffrirait plus que M. le prince en usât ainsi; mais c'était trop tard pour le pauvre Vatel. Cependant Gourville tâcha de réparer la perte de Vatel; elle fut réparée, on dîna très-bien, on fit collation, on soupa, 5 on se promena, on joua, on fut à la chasse; tout était parfumé de jonquilles, tout était enchanté.1 Hier, qui était samedi, on fit encore de même; et le soir le roi alla à Liancourt,2 où il avait commandé un media noche; il y doit demeurer aujourd'hui. Voilà ce que Moreuil m'a dit, 10 espérant que je vous le manderais. Je jette mon bonnet par-dessus les moulins, et je ne sais rien du reste. M. d'Hacqueville, qui était à tout cela, vous fera des relations sans doute; mais, comme son écriture n'est pas si lisible que la mienne, j'écris toujours; et si je vous mande cette 15 infinité de détails, c'est que je les aimerais en pareille occasion.

6. Le comte de Guiche au passage du Rhin

(Lettre à Mme de Grignan, 3 juillet 1672)

[Voir plus haut l'Epître de Boileau sur ce sujet.]

Vous devez avoir reçu des relations très-exactes; elles vous auront fait voir que le Rhin était mal défendu1;

1 Gourville dit dans ses Mémoires que cette fête coûta à M. le Prince plus de 180,000 livres.

2 Liancourt, à quelques lieues de Chantilly; une belle terre laissée au prince de Marsillac, favori du roi, par le duc et la duchesse de Liancourt, 1674.

3 «Terme qui a passé de l'espagnol dans le français pour signifier un repas en viande qui se fait immédiatement après minuit sonné, lorsqu'un jour maigre est suivi d'un jour gras.» (Dict. de l'Académie, 1694.)

4 Montbas, gentilhomme français, au service des États Généraux des Pays-Bas, avait fait mauvaise garde et les Hollandais avaient pu à bon droit l'accuser de négligence, sinon de trahison.

le grand miracle, c'est de l'avoir passé à la nage. M. le prince1 et ses Argonautes furent dans un bateau: les premières troupes qu'ils rencontrèrent au delà demandaient quartier, quand le malheur voulut que M. de Longueville,2 5 qui sans doute ne l'entendit pas, s'approche de leurs retranchements, et, poussé d'une bouillante ardeur, arrive à la barrière, où il tue le premier qui se trouve sous sa main: en même temps on le perce de cinq ou six coups. M. le duc3 le suit, M. le prince suit son fils, et tous les Io autres suivent M. le prince: voilà où se fit la tuerie, qu'on aurait, comme vous voyez, très bien évitée, si l'on avait su l'envie que ces gens-là avaient de se rendre: mais tout est marqué dans l'ordre de la Providence.

Le comte de Guiche a fait une action dont le succès le 15 couvre de gloire; car, si elle eût tourné autrement, il était criminel. Il se charge de reconnaître si la rivière est guéable: il dit qu'oui; elle ne l'est pas: des escadrons entiers passent à la nage sans se déranger; il est vrai qu'il passe le premier: cela ne s'est jamais hasardé; cela réussit, 20 il enveloppe des escadrons, et les force à se rendre. Vous voyez bien que son honneur et sa valeur ne se sont point séparés; mais vous devez avoir de grandes relations de tout cela.

Un chevalier de Nantouillet5 était tombé de cheval; il 25 va au fond de l'eau, il revient, il y rentre, il revient en

core; enfin il trouve la queue d'un cheval, il s'y attache, ce cheval le mène à bord, il monte sur le cheval, se trouve à la mêlée, reçoit deux coups dans son chapeau, et revient 1 Le Grand Condé.

2 Beau-frère du prince de Condé.

3 Le duc d'Enghien, fils du prince de Condé.
4 Maréchal de Gramont. Voir p. 355, note 4.
5 Voir p. 94, note 2.

gaillard: voilà qui est d'un sang-froid qui me fait souvenir d'Oronte, prince des Messagètes.1 . . . Depuis ce premier combat, il n'a été question que de villes rendues, de députés qui viennent demander la grâce d'être reçus au nombre des sujets nouvellement conquis par sa 5 majesté.

N'oubliez pas d'écrire un petit mot à la Troche,2 sur ce que son fils s'est distingué dans ce passage de rivière; on l'a loué devant le roi, comme un des plus hardis. Il n'y a nulle apparence qu'on se défende contre une armée si 10 victorieuse. Les Français sont jolis assurément; il faut que tout leur cède pour les actions d'éclat et de témérité: enfin il n'y a plus de rivière présentement qui serve de défense contre leur excessive valeur . . .

7. Cancans de la cour du grand roi

(Lettre à Mme de Grignan, 5 février 1674)

Il y a aujourd'hui3 bien des années, ma fille, qu'il vint 15 au monde une créature destinée à vous aimer préférablement à toutes choses; je prie votre imagination de n'aller ni à droite ni à gauche;

Cet homme-là, Sire, c'était moi-même."

Il y eut hier trois ans que j'eus une des plus sensibles 20 douleurs de ma vie. Vous partîtes pour la Provence, où vous êtes encore; ma lettre serait longue, si je voulais vous expliquer toutes les amertumes que je sentis, et que

1 Oronte, prince des Messagètes - tribu nomade de l'est de la mer Caspienne qui vainquit et tua le Grand Cyrus.

2 Mme de la Troche. Voir lettre du 4 avril 1671.

3 Le 5 février 1626, jour de naissance de Mme de Sévigné. 4 Vers de Marot dans une célèbre Épître à François Io.

j'ai senties depuis en conséquence de cette première. Mais revenons: je n'ai point reçu de vos lettres aujourd'hui, je ne sais s'il m'en viendra; je ne le crois pas, il est trop tard: j'en attendais cependant avec impatience; je voulais ap5 prendre votre départ d'Aix, afin de pouvoir supputer un peu juste votre retour; tout le monde m'en assassine, et je ne sais que répondre. Je ne pense qu'à vous et à votre voyage: si je reçois de vos lettres, après avoir envoyé celle-ci, soyez en repos: je ferai assurément tout ce que Io vous me manderez. Je vous écris aujourd'hui un peu plus tôt qu'à l'ordinaire . . .

Le père Bourdaloue1 fit un sermon le jour de NotreDame, qui transporta tout le monde; il était d'une force à faire trembler les courtisans; jamais prédicateur évangé15 lique n'a prêché si hautement, ni si généreusement les vérités chrétiennes: il était question de faire voir que toute puissance doit être soumise à la loi, à l'exemple de Notre-Seigneur, qui fut présenté au temple; enfin, ma fille, cela fut porté au point de la plus haute perfection, 20 et certains endroits furent poussés comme les aurait poussés l'apôtre Saint-Paul.

L'archevêque de Reims2 revenait hier fort vite de Saint-Germain, c'était comme un tourbillon: il croit bien être grand seigneur; mais ses gens le croient encore plus 25 que lui. Ils passaient au travers de Nanterre, tra, tra, tra; ils rencontrent un homme à cheval, gare, gare: ce pauvre homme veut se ranger; son cheval ne veut pas; et enfin le carrosse et les six chevaux renversent cul pardessus tête le pauvre homme et le cheval, et passent par

1 Grand prédicateur de la cour, considéré de son temps comme plus éloquent que Bossuet même (1632-1704).

2 Frère de Louvois.

dessus, et si bien par-dessus que le carosse en fut versé et renversé: en même temps l'homme et le cheval, au lieu de s'amuser à être roués et estropiés, se relèvent miraculeusement, remontent l'un sur l'autre, et s'enfuient, et courent encore, pendant que les laquais de l'archevêque 5 et le cocher, et l'archevêque même se mettent à crier: «Arrête, arrête ce coquin, qu'on lui donne cent coups.>> L'archevêque, en racontant ceci, disait: «Si j'avais tenu ce maraud-là, je lui aurais rompu les bras et coupé les oreilles.»>

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Je dînai, hier encore, chez Gourville1 avec Mme de Langeron, Mme de La Fayette, Mme de Coulanges, Corbinelli, l'abbé Têtu, Briole et mon fils; votre santé y fut célébrée, et un jour pris pour vous y donner à dîner. Adieu, ma très-chère et très-aimable; je ne puis vous 15 dire à quel point je vous souhaite. Je vous adresse encore cette lettre à Lyon, c'est la troisième: il me semble que vous devez y être ou jamais.2

8. Mort de la Rochefoucauld

(Lettre à Mme de Grignan, 17 et 20 mars 1680)

Quoique cette lettre ne parte que mercredi je ne puis m'empêcher de la commencer aujourd'hui, pour vous dire 20 que M. de La Rochefoucauld est mort cette nuit. J'ai la tête si pleine de ce malheur, et de l'extrême affliction de notre pauvre amie,3 qu'il faut que je vous en parle. Hier samedi, le remède de l'Anglais avait fait des merveilles; 1 Voir p. 363, note 3.

2 Mme de Grignan en route pour Paris, y arriva quelques jours après.

3 Mme de la Fayette. Voir note d'introduction, p. 343.

1 Talbot, médecin anglais, avait introduit en France l'usage du quinquina.

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