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entre bien dans mes sentiments . . . Aujourd'hui je m'en vais souper au faubourg tête-à-tête.1 Voilà les fêtes de mon carnaval. Je fais tous les jours dire une messe pour vous; c'est une dévotion qui n'est pas chimérique. Je 5 n'ai vu Adhémar2 qu'un moment; je m'en vais lui écrire pour le remercier de son lit: je lui en suis plus obligée que vous. Si vous voulez me faire un véritable plaisir, ayez soin de votre santé, dormez dans ce joli petit lit, mangez du potage, et servez-vous de tout le courage qui me IO manque. Continuez à m'écrire. Tout ce que vous avez laissé d'amitiés ici est augmenté: je ne finirais point à vous faire des compliments et à vous dire l'inquiétude où l'on est de votre santé...

4. A propos d'une nouvelle mode

(Lettre à Mme de Grignan, 4 avril 1671)

Je vous mandai l'autre jour la coiffure de Mme de Ne15 vers, et dans quel excès la Martin3 avait poussé cette mode; mais il y a une certaine médiocrité qui m'a charmée, et qu'il faut vous apprendre, afin que vous ne vous amusiez plus à faire cent petites boucles sur vos oreilles, qui sont défrisées en un moment, qui siéent mal, et qui 20 ne sont non plus à la mode présentement que la coiffure de la bien-heureuse reine Catherine de Médicis. Je vis hier la duchesse de Sully et la comtesse de Guiche, leurs têtes sont charmantes; je suis rendue, cette coiffure est faite justement pour votre visage; vous serez comme un 1 Avec Mme de la Fayette.

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2 Joseph Adhémar de Grignan, frère du comte de Grignan.

• Fameuse coiffeuse de ce temps-là. (Voir lettre de Mme de Sévigné du 18 mars 1671.)

• Morte 1598.

ange, et cela est fait en un moment. Tout ce qui me fait de la peine, c'est que cette mode, qui laisse la tête découverte, me fait craindre pour les dents. Voici ce que Trochanire, qui vient de Saint-Germain, et moi, nous allons vous faire entendre, si nous pouvons. Imaginez-vous une 5 tête partagée à la paysanne jusqu'à deux doigts du bourrelet; on coupe les cheveux de chaque côté, d'étage en étage, dont on fait de grosses

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MME. DE SÉVIGNÉ

coiffée à la mode de 1671

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boucles rondes et négligées, qui ne viennent pas plus bas qu'un doigt au-dessus de l'oreille; cela fait quelque chose de fort jeune et de fort joli, et comme deux gros bouquets de cheveux de chaque côté. Il ne faut pas couper les cheveux trop courts: car, comme il faut les friser naturellement, les boucles, qui en emportent beaucoup, ont attrapé plusieurs dames, dont l'exemple doit faire trembler les autres. 20 On met les rubans comme à l'ordinaire, et une grosse boucle nouée entre le bourrelet et la coiffure; quelquefois on la laisse traîner jusque sur la gorge. Je ne sais si nous avons bien représenté cette mode; je ferai coiffer une poupée pour vous l'envoyer; et puis, au bout de tout 25 cela, je meurs de peur que vous ne vouliez point prendre toute cette peine. Ce qui est vrai, c'est que la coiffure que fait Montgobert n'est plus supportable. Du reste, consultez votre paresse et vos dents; mais ne m'empêchez pas de souhaiter que je puisse vous voir coiffée ici comme 30 les autres. Je vous vois, vous m'apparaissez, et cette 1 Nom d'amitié de Mme de la Troche, amie de Mme de Sévigné.

coiffure est faite pour vous: mais qu'elle est ridicule à certaines dames, dont l'âge ou la beauté ne conviennent pas! [Passage ajouté par Mme de la Troche:

Mme de Sévigné a voulu avoir l'avantage de vous écrire cette coiffure; mais, ma belle, c'est moi qui lui dictais. Madame, vous serez ravissante; tout ce que je crains, c'est que vous n'ayez regret à vos cheveux. Pour vous fortifier, je vous apprends que la reine, et tout ce qu'il y a de filles et de femmes qui se coiffent à SaintGermain, achevèrent hier de les faire couper par La Vienne1; car c'est lui et Mlle de La Borde qui ont fait toutes les exécutions. Mme de Crussol2 vint lundi à Saint-Germain, coiffée à la mode; elle alla au coucher de la reine, et lui dit: Ah! madame, votre majesté a donc pris notre coiffure? Votre coiffure? lui répondit la reine; je vous assure que je n'ai point voulu prendre votre coiffure; je me suis fait couper les cheveux, parce que le roi les trouve mieux ainsi: mais ce n'est point pour prendre votre coiffure. On fut un peu surpris du ton avec lequel la reine lui parla. Mais voyez un peu aussi où Mme de Crussol allait prendre que c'était sa coiffure, parce que c'est celle de Mme de Montespan, de Mme de Nevers, de la petite Thianges,3 et de deux ou trois autres beautés charmantes qui l'ont hasardée les premières. Je vous ai vue vingt fois prête à l'inventer; cela me fait croire que vous n'aurez point de peine à comprendre ce que nous vous en écrivons. Mme de Soubise, qui craint pour ses dents, parce qu'elle a déjà été une fois attrapée aux coiffures à la paysanne, ne s'est point fait couper les cheveux; et Mlle de La Borde lui a fait une coiffure qui est tout aussi bien que les autres par les côtés: mais le dessus de sa tête n'a garde d'être galant, comme celles dont on voit la racine des cheveux. Enfin, madame, il n'est question d'autre chose à Saint-Germain; et moi, qui ne veux point me faire couper les cheveux, je suis ennuyée à la mort d'en entendre parler.]

Cette lettre est écrite hors d'œuvre chez Trochanire. La comtesse (de Fiesque) vous embrasse mille fois; le 5 comte, que j'ai vu tantôt, voudrait bien en faire autant: je lui ai dit votre souvenir, et le dirai à tous ceux que je trouverai en chemin.

1 Baigneur à la mode, devenu plus tard celui du roi.

2 Fille unique du duc de Montausier et de Julie d'Angennes.
8 Nièces de Mme de Montespan,

Après tout, nous ne vous conseillons point de faire couper vos beaux cheveux; et pour qui? bon Dieu! cette mode durera peu, et est mortelle pour les dents: taponnez-vous seulement par grosses boucles comme vous faisiez quelquefois: car les petites boucles rangées de Mont- 5 gobert sont justement du temps du roi Guillemot.1

5. La mort tragique de Vatel, maître-d'hôtel du grand Condé

(Lettre à Mme de Grignan, 26 avril 1671)

[L'événement relaté dans cette lettre se passa lors d'un dîner que le vainqueur de Rocroy offrit, dans sa somptueuse résidence de Chantilly, à Louis XIV.]

Il est dimanche 26 avril, cette lettre ne partira que mercredi; mais ce n'est pas une lettre, c'est une relation que Moreuil vient de me faire de ce qui s'est passé à Chantilly touchant Vatel. Je vous écrivis vendredi qu'il 10 s'était poignardé: voici l'affaire en détail. Le roi arriva le jeudi au soir; la promenade, la collation dans un lieu tapissé de jonquilles, tout cela fut à souhait. On soupa, il y eut quelques tables où le rôti manqua, à cause de plusieurs dîners, à quoi l'on ne s'était point attendu: cela 15 saisit Vatel, il dit plusieurs fois: Je suis perdu d'honneur, voici un affront que je ne supporterai pas. Il dit à Gourville3: La tête me tourne; il y a douze nuits que je n'ai dormi; aidez-moi à donner des ordres. Gourville le soulagea en ce qu'il put. Le rôti, qui avait manqué, non pas 20 à la table du roi, mais aux vingt-cinquièmes, lui revenait

1 Probablement le roi Guillot, de la Comédie des Proverbes. On ne sait qui Mme de Sévigné veut désigner sous ce nom.

2 Personnage inconnu aux éditeurs.

Agent politique et financier sous Louis XIV; ami intime de Condé (1625-1703).

toujours à l'esprit. Gourville le dit à M. le prince.1 M. le prince alla jusque dans la chambre de Vatel, et lui dit: Vatel, tout va bien, rien n'était si beau que le souper du roi. Il répondit: Monseigneur, votre bonté m'achève; je 5 sais que le rôti a manqué à deux tables. Point du tout,

dit M. le prince, ne vous fâchez point, tout va bien. Minuit vint, le feu d'artifice ne réussit pas, il fut couvert d'un nuage; il coûtait seize mille francs. A quatre heures du matin, Vatel s'en va partout, il trouve tout endormi, il 10 rencontre un petit pourvoyeur qui lui apportait seulement deux charges de marée; il lui demande: Est-ce là tout? Oui, monsieur. Il ne savait pas que Vatel avait envoyé à tous les ports de mer. Vatel attend quelque temps; les autres pourvoyeurs ne vinrent point; sa tête 15 s'échauffait, il crut qu'il n'aurait point d'autre marée; il trouva Gourville, il lui dit: Monsieur, je ne survivrai point à cet affront-ci; Gourville se moqua de lui. Vatel monté à sa chambre, met son épée contre la porte, et se la passe au travers du cœur; mais ce ne fut qu'au troi20 sième coup; car il s'en donna deux qui n'étaient point mortels; il tombe mort. La marée cependant arrive de tous côtés; on cherche Vatel pour la distribuer, on va à sa chambre, on heurte, on enfonce la porte, on le trouve noyé dans son sang; on court à M. le prince, qui fut au 25 désespoir. M. le duc2 pleura, c'était sur Vatel que tournait tout son voyage de Bourgogne. M. le prince le dit au roi fort tristement: on dit que c'était à force d'avoir de l'honneur à sa manière, on le loua fort, on loua et blâma son courage. Le roi dit qu'il y avait cinq ans qu'il 30 retardait de venir à Chantilly, parce qu'il comprenait l'excès de cet embarras. Il dit à M. le prince qu'il ne de2 Le duc d'Enghien, fils de Condé.

1 Le prince de Condé.

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