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mais à la honte de notre sexe, cette tendresse vous a été inutile (M. de Sévigné n'avait pas rendu Mme de Sévigné heureuse) et vous l'avez renfermée dans le vôtre en la donnant à Mme de la Fayette.>>]

1. Cruelle mésaventure d'un courtisan

(Lettre à M. de Pomponne,1 1 décembre 1664)

Il faut que je vous conte une petite historiette, qui est très-vraie, et qui vous divertira. Le Roi se mêle depuis peu de faire des vers; MM. de Saint-Aignan2 et Dangeau lui apprennent comment il faut s'y prendre. Il fit l'autre jour un petit madrigal, que lui-même ne 5 trouva pas trop joli. Un matin il dit au maréchal de Gramont: M. le maréchal, je vous prie, lisez ce petit madrigal, et voyez si vous en avez jamais vu un si impertinent. Parce qu'on sait que depuis peu j'aime les vers, on m'en apporte de toutes les façons. Le maréchal, après 10 avoir lu, dit au Roi: Sire, votre Majesté juge divinement bien de toutes choses: il est vrai que voilà le plus sot et le plus ridicule madrigal que j'aie jamais lu. Le Roi se mit à rire, et lui dit: N'est-il pas vrai que celui qui l'a fait est bien fat? Sire, il n'y a pas moyen de lui donner un 15 autre nom. Oh bien! dit le Roi, je suis ravi que vous

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1 Marquis de Pomponne (1618-1699), ministre des affaires étrangères sous Louis XIV.

2 Saint-Aignan, le duc de Beauvilliers (1607-1687), fameux pour sa protection des gens de lettres.

3 Philippe de Courcillon, marquis de Dangeau (1638–1720), courtisan de Louis XIV, auteur d'un Journal spirituel.

4 Maréchal de Gramont (1604–1678), connu aussi sous le nom du comte de Guiche, personnage considérable de l'époque. Il prit part aux victoires de Condé en Allemagne (1644-1648); et fut l'ambassadeur chargé d'aller demander (1659) au nom du roi, la main de l'Infante d'Espagne, Marie-Thérèse. Il a laissé des Mémoires intéressants. Voir lettre 6, ci-dessous.

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m'en ayez parlé si bonnement; c'est moi qui l'ai fait. Ah! Sire, quelle trahison! que Votre Majesté me le rende; je l'ai lu brusquement. - Non, M. le maréchal: les premiers sentiments sont toujours les plus naturels. Le Roi a fort ri de cette folie, et tout le monde trouve que voilà la plus cruelle petite chose que l'on puisse faire à un vieux courtisan...

2. Le mariage de la Grande Demoiselle

(Lettre à M. de Coulanges, Paris, le 15 décembre 1670)

[La Grande Demoiselle, Anne Marie Louise d'Orléans, duchesse de Montpensier (1627-1693), fille de Gaston d'Orléans, le fils de Henri IV, et le frère de Louis XIII; elle était donc cousine germaine de Louis XIV, et douze ans plus âgée que lui. Elle aurait voulu l'épouser mais Richelieu et Mazarin s'y opposèrent. Lors des guerres de la Fronde elle se rangea dans le parti opposé à la cour, intriguant et espérant faire de son mariage avec le roi la condition de la paix; Condé l'entretenait dans cette idée; mais le rôle qu'elle joua mit fin à toutes ses espérances de ce côté. Elle se retira alors de la cour de 1652–1657; puis à trente ans elle s'éprit follement d'un petit cadet de Gascogne, capitaine aux armes, le marquis de Puyguilhem et qui devint le brillant Lauzun. Douze ans plus tard elle songea à l'épouser et en demanda elle-même au roi la permission qui fut accordée le 15 décembre 1670. Cet extraordinaire mariage n'eut cependant pas lieu. Le petit cadet jouant de sa grande fortune, remit le mariage de quelques jours et le roi reprit sa parole. Pour quelque raison d'état Lauzun passa presque dix ans en prison. Ce fut sur les instantes prières de Mlle de Montpensier qu'il fut libéré, et, dit l'histoire, ils furent liés dès lors par un mariage secret. Mais les dernières années de leur vie furent loin d'être heureuses.

Le marquis de Coulanges, à qui est adressée la lettre, est cousin germain de Mme de Sévigné, fils de l'abbé qui l'avait élevée, et en ce moment en séjour à Lyon.]

Je m'en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miracu10 leuse, la plus triomphante, la plus étourdissante, la plus

inouïe, la plus singulière, la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune, la plus éclatante, la plus secrète jusqu'à aujourd'hui, la plus brillante, la plus digne d'envie; enfin une chose dont on ne trouve 5 qu'un1 exemple dans les siècles passés, encore cet exemple n'est-il pas juste; une chose que nous ne saurions croire à Paris, comment la pourrait-on croire à Lyon? une chose qui fait crier miséricorde à tout le monde; une chose qui comble de joie Mme de Rohan et Mme d'Hau- 10 terive; une chose enfin qui se fera dimanche, où ceux qui la verront croiront avoir la berlue; une chose qui se fera dimanche, et qui ne sera peut-être pas faite lundi. Je ne puis me résoudre à vous la dire, devinez-la, je vous le donne en trois; jetez-vous votre langue aux chiens? Hé 15 bien! il faut donc vous le dire. M. de Lauzun épouse dimanche au Louvre, devinez qui? Je vous le donne en quatre, je vous le donne en six, je vous le donne en cent. Mme de Coulanges dit: Voilà qui est bien difficile à deviner; c'est Mme de la Vallière.2 Point du tout, madame. 20 C'est donc Mlle de Retz3? Point du tout; vous êtes bien provinciale! Ah! vraiment, nous sommes bien bêtes! dites-vous, c'est Mlle Colbert.4 Encore moins. C'est assurément Mlle de Créqui. Vous n'y êtes pas. Il faut donc à la fin vous le dire: il épouse dimanche au Louvre, 25

1 Allusion probable au cas de Marie d'Angleterre, sœur d'Henri VIII, qui après avoir épousé Louis XII se remaria trois mois après la mort de ce roi avec le duc de Suffolk, de naissance naturellement bien inférieure à la sienne et qu'elle avait aimé avant d'être reine. 2 Favorite de Louis XIV de 1661-1671.

3 Probablement nièce du fameux Cardinal.

4 Deuxième fille du ministre des finances de Louis XIV.

5 Nièce du célèbre maréchal.

avec la permission du roi, mademoiselle, mademoiselle de ... mademoiselle, devinez le nom; il épouse Mademoiselle, la grande Mademoiselle, Mademoiselle, fille de feu Monsieur, Mademoiselle, petite-fille de Henri IV, Mlle 5 d'Eu, M11e de Dombes, Mlle de Montpensier, M1le d'Orléans, Mademoiselle, cousine germaine du roi, Mademoiselle, destinée au trône, Mademoiselle, le seul parti de France qui fût digne de Monsieur.1 Voilà un beau sujet de discourir. Si vous criez, si vous êtes hors de vousIo même, si vous dites que nous avons menti, que cela est faux, qu'on se moque de vous, que voilà une belle raillerie, que cela est bien fade à imaginer; si enfin vous nous dites des injures, nous trouvons que vous avez raison; nous en avons fait autant que vous. Adieu; les lettres qui seront 15 portées par cet ordinaire vous feront voir si nous disons vrai ou non.

3. Effusions maternelles

(Lettre à Mme de Grignan, 9 février 1671)

[Mme de Grignan, la fille de Mme de Sévigné, avait épousé, le 29 janvier 1669, le Comte de Grignan (dont la première femme avait été Henriette d'Angennes, fille de Mme de Rambouillet). Un an après le mariage le comte fut nommé gouverneur de Provence; il partit pour son poste au mois d'avril et sa femme était en voyage pour le rejoindre quand cette lettre fut écrite.]

Je reçois vos lettres comme vous avez reçu ma bague; je fonds en larmes en les lisant; il me semble que mon cœur veuille se fendre par la moitié; on croirait que vous 20 m'écrivez des injures, ou que vous êtes malade, ou qu'il vous est arrivé quelque accident, et c'est tout le contraire; vous m'aimez, ma chère enfant, et vous me le

1 Philippe de France, duc d'Orléans, frère de Louis XIV.

dites d'une manière que je ne puis soutenir sans des pleurs en abondance. Vous continuerez votre voyage sans aucune aventure fâcheuse; lorsque j'apprends tout cela, qui est justement tout ce qui me peut être le plus agréable, voilà l'état où je suis. Vous vous amusez donc 5 à penser à moi, vous en parlez, et vous aimez mieux m'écrire vos sentiments que vous n'aimez à me les dire; de quelque façon qu'ils me viennent, ils sont reçus avec une sensibilité qui n'est comprise que de ceux qui savent aimer, comme je fais. Vous me faites sentir pour vous 10 tout ce qu'il est possible de sentir de tendresse; mais si vous songez à moi, soyez assurée aussi que je pense continuellement à vous: c'est ce que les dévots appellent une pensée habituelle; c'est ce qu'il faudrait avoir pour Dieu, si l'on faisait son devoir; rien ne me donne de distraction; 15 je vois ce carrosse qui avance toujours, et qui n'approchera jamais de moi: je suis toujours dans les grands chemins, il me semble que j'ai quelquefois peur que ce carrosse ne verse; les pluies qu'il fait depuis trois jours me mettent au désespoir; le Rhône me fait une peur étrange. 20 J'ai une carte devant mes yeux, je sais tous les lieux où vous couchez: vous êtes ce soir à Nevers, vous serez dimanche à Lyon, où vous recevrez cette lettre . . . Je n'ai reçu que deux de vos lettres, peut-être que la troisième viendra, c'est la seule consolation que je souhaite; pour 25 d'autres, je n'en cherche pas. Je suis entièrement incapable de voir beaucoup de monde ensemble; cela viendra peut-être, mais il n'en est pas question encore. Les duchesses de Verneuil et d'Arpajon veulent me réjouir; je les en ai remerciées; je n'ai jamais vu de si belles âmes 30 qu'il y en a dans ce pays-ci. Je fus samedi tout le jour chez Mme de Villars, à parler de vous et à pleurer; elle

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