Page images
PDF
EPUB
[ocr errors]

jetant à ses genoux, que je n'expire pas à vos pieds de joie et de transport? - Je ne vous apprends, lui réponditelle en souriant, que ce que vous ne saviez déjà que trop. Ah! madame, répliqua-t-il, quelle différence de 5 le savoir par un effet du hasard, ou de l'apprendre par vous-même et de voir que vous voulez bien que je le sache! Il est vrai, lui dit-elle, que je veux bien que vous le sachiez, et que je trouve de la douceur à vous le dire; je ne sais même si je ne vous le dis point plus pour IO l'amour de vous que pour l'amour de moi. Car enfin cet aveu n'aura point de suite, et je suivrai les règles austères que mon devoir m'impose. Vous n'y songez pas, madame, répondit M. de Nemours; il n'y a plus de devoir qui vous lie; vous êtes en liberté, et, si j'osais, je vous 15 dirais même qu'il dépend de vous de faire en sorte que votre devoir vous oblige un jour à conserver les sentiments que vous avez pour moi. Mon devoir, répliquat-elle, me défend de penser jamais à personne, et moins à vous qu'à qui que ce soit au monde, par des raisons qui 20 vous sont inconnues. . . Il n'est que trop véritable que vous êtes cause de la mort de M. de Clèves; les soupçons que lui a donnés votre conduite inconsidérée lui ont coûté la vie, comme si vous la lui aviez ôtée de vos propres mains. Voyez ce que je devrais faire, si vous en étiez 25 venus ensemble à ces extrémités et que le même malheur en fût arrivé. Je sais bien que ce n'est pas la même chose à l'égard du monde; mais, au mien, il n'y a aucune différence, puisque je sais que c'est par vous qu'il est mort, et que c'est à cause de moi. Ah! madame, lui dit M. de 30 Nemours, quel fantôme de devoir opposez-vous à mon bonheur? Quoi! madame, une pensée vaine et sans fondement vous empêchera de rendre heureux un homme

que vous ne haïssez pas? Quoi! j'aurais pu concevoir l'espérance de passer ma vie avec vous; ma destinée m'aurait conduit à aimer la plus estimable personne du monde; j'aurais vu en elle tout ce qui peut faire une adorable maîtresse; elle ne m'aurait pas haï, et je n'aurais 5 trouvé dans sa conduite que tout ce qui peut être à désirer dans une femme! . . . Ah! madame vous oubliez que vous m'avez distingué du reste des hommes. Ou plutôt vous ne m'en avez jamais distingué: vous vous êtes trompée, et je me suis flatté.

IO

- Vous ne vous êtes point flatté, lui répondit-elle; les raisons de mon devoir ne me paraîtraient peut-être pas si fortes sans cette distinction dont vous doutez, et c'est elle qui me fait envisager des malheurs à m'attacher à vous Je veux vous parler encore avec la même sincé- 15 rité que j'ai déjà commencé, reprit-elle, et je vais passer par-dessus toute la retenue et toutes les délicatesses que je devrais avoir dans une première conversation; mais je vous conjure de m'écouter sans m'interrompre.

...

Je crois devoir à votre attachement la faible récom- 20 pense de ne vous cacher aucun de mes sentiments et de vous les laisser voir tels qu'ils sont. Ce sera apparemment la seule fois de ma vie que je me donnerai la liberté de vous les faire paraître; néanmoins, je ne saurais vous avouer sans honte que la certitude de n'être plus aimée 25 de vous comme je le suis me paraît un si horrible malheur, que, quand je n'aurais point de raisons de devoir insurmontables, je doute si je pourrais me résoudre à m'exposer à ce malheur. Je sais que vous êtes libre, que je le suis, et que les choses sont telles que le public n'aurait 30 peut-être pas sujet de vous blâmer, ni moi non plus, quand nous nous engagerions ensemble pour jamais; mais

les hommes conservent-ils de la passion dans ces engagements éternels? dois-je espérer un miracle en ma faveur, et puis-je me mettre en état de voir certainement finir cette passion dont je ferais toute ma félicité? M. de 5 Clèves était peut-être l'unique homme du monde capable de conserver de l'amour dans le mariage. Ma destinée n'a pas voulu que j'aie pu profiter de ce bonheur; peut-être aussi que sa passion n'aurait subsisté que parce qu'il n'en aurait point trouvé en moi. Mais je n'aurais 10 pas le même moyen de conserver la vôtre; je crois même que les obstacles ont fait votre constance; vous en avez trouvé pour vous animer à vaincre, et mes actions involontaires, ou les choses que le hasard vous a apprises, vous ont donné assez d'espérance pour ne vous pas re15 buter. Ah! madame, reprit M. de Nemours, je ne saurais garder le silence que vous m'imposez; vous me faites trop d'injustice, et vous me faites trop voir combien vous êtes éloignée d'être prévenue en ma faveur. J'avoue, répondit-elle, que les passions peuvent me con20 duire; mais elles ne sauraient m'aveugler: rien ne me peut empêcher de connaître que vous êtes né avec toutes les dispositions pour la galanterie et toutes les qualités qui sont propres à y donner des succès heureux; vous avez déjà eu plusieurs passions, vous en auriez encore; je ne 25 ferais plus votre bonheur; je vous verrais pour une autre

[ocr errors]

comme vous auriez été pour moi: j'en aurais une douleur mortelle, et je ne serais pas même assurée de n'avoir point le malheur de la jalousie...

Quand je pourrais m'accoutumer à cette sorte de mal30 heur, pourrais-je m'accoutumer à celui de croire voir M. de Clèves vous accuser de sa mort, me reprocher de vous avoir aimé, de vous avoir épousé, et me faire sentir la

différence de son attachement au vôtre? Il est impossible, continua-t-elle, de passer par-dessus des raisons si fortes: il faut que je demeure dans l'état où je suis et dans les résolutions que j'ai prises de n'en sortir jamais...>>

M. de Nemours se jeta à ses pieds, et s'abandonna à 5 tous les mouvements dont il était agité. Il lui fit voir, et par ses paroles et par ses pleurs, la plus vive et la plus tendre passion dont un cœur ait jamais été touché. Celui de madame de Clèves n'était pas insensible; et, regardant ce prince avec des yeux un peu grossis par les larmes: 10 «Pourquoi faut-il, s'écria-t-elle, que je vous puisse accuser de la mort de M. de Clèves? Que n'ai-je commencé à vous connaître depuis que je suis libre, ou pourquoi ne vous ai-je pas connue avant d'être engagée? Pourquoi la destinée nous sépare-t-elle par un obstacle si invincible? 15 - Il n'y a point d'obstacle, madame, reprit M. de Nemours; vous seule vous opposez à mon bonheur; vous seule vous imposez une loi que la vertu et la raison ne vous sauraient imposer. - Il est vrai, répliqua-t-elle, que je sacrifie beaucoup à un devoir qui ne subsiste que dans 20 mon imagination. Attendez ce que le temps pourra faire. M. de Clèves ne fait qu'expirer, et cet objet funeste est trop proche pour me laisser des vues claires et distinctes; ayez cependant le plaisir de vous être fait aimer d'une personne qui n'aurait rien aimé, si elle ne vous avait 25 jamais vu: croyez que les sentiments que j'ai pour vous seront éternels et qu'ils subsisteront également, quoi que je fasse. Adieu, lui dit-elle; voici une conversation qui me fait honte.>>

[Après avoir encore réfléchi sur ce problème de conscience, la princesse se retire au couvent et meurt peu de temps après.]

II. MADAME DE SÉVIGNÉ

1626-1696

[Portrait de Mme de Sévigné par Mlle de Scudéry dans Clélie: «La princesse Clarinte a les yeux bleus et pleins de feu. Elle danse merveilleusement et ravit les yeux et le cœur; sa voix est douce, juste et charmante, et elle danse d'une manière passionnée. Elle a appris la langue italienne et chante certaines petites chansons qui lui plaisent plus que celles de son pays, parcequ'elles sont plus passionnées. Quant à son esprit je ne sais si je pourrais vous le faire bien comprendre; mais je sais bien qu'il n'en fut jamais un plus agréable, mieux tourné, plus éclairé, ni plus délicat. Elle a l'imagination vive; et l'air de toute sa personne est si galant, si propre et si charmant qu'on ne peut, sans honte, la voir sans l'aimer . . . Sa conversation est aisée, divertissante et naturelle; elle parle juste, elle parle bien, elle a même quelquefois certaines expressions naïves et spirituelles qui plaisent infiniment . . . Et ce qu'il y a d'avantageux pour elle c'est qu'elle a tant de jugement qu'elle a trouvé le moyen, sans être ni sévère, ni sauvage, ni solitaire, de conserver la plus belle réputation du monde... Enfin elle agit avec une telle conduite que la médisance a toujours respecté sa vertu et ne l'a pas fait soupçonner de la moindre galanterie, quoiqu'elle soit la plus galante personne du monde. . . Quand il le faut, elle se passe du monde et de la cour, et se divertit dans la campagne, avec autant de tranquillité que si elle était née dans les bois... Je n'ai jamais vu ensemble tant d'attraits, tant d'enjouement, tant de galanterie, tant de lumières, tant d'innocence et tant de vertu; et jamais nulle autre personne n'a su mieux l'art d'avoir de la grâce sans affectation, de l'enjouement sans folie, de la propreté sans contrainte, de la gloire sans orgueil, et de la vertu sans sévérité.»>

Portrait de Mme de Sévigné par Mme de la Fayette, écrit en 1659 par cette dernière, sous un nom supposé et un nom d'homme: «Votre âme est grande, noble, propre à dispenser des trésors et incapable de s'abaisser aux soins d'en amasser. Vous êtes sensible à la gloire et à l'ambition et vous ne l'êtes pas moins au plaisir; vous paraissez née pour eux et il semble qu'ils sont faits pour vous. Votre présence augmente les divertissements et les divertissements augmentent votre beauté lorsqu'ils vous environnent. Aussi la joie est l'état véritable de votre âme et le chagrin vous est plus contraire qu'à qui que ce soit. Vous êtes naturellement tendre et passionnée,

« PreviousContinue »