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«Apportez donc quelque autre chose, M. le comte ne trouve rien là à son goût.» Alors on servit un souper magnifique, mais ce ne fut pas sans rire.

On lui fit encore une malice à Rambouillet. Un soir 5 qu'il avait mangé force champignons, on gagna son valet de chambre qui donna tous les pourpoints des habits que son maître avait apportés. On les étrécit promptement. Le matin, Chaudebonne le va voir comme il s'habillait; mais quand il voulut mettre son pourpoint, il le trouva 10 trop étroit de quatre grands doigts. «Ce pourpoint-là est bien étroit,» dit-il à son valet de chambre; «donnez-moi celui de l'habit que je mis hier.» Il ne le trouve pas plus large que l'autre. «Essayons-les tous,» dit-il. Mais tous lui étaient également étroits. «Qu'est ceci?» ajouta-t-il, 15 «suis-je enflé? serait-ce d'avoir trop mangé de champignons?» «Cela pourrait bien être,» dit Chaudebonne, «vous en mangeâtes hier au soir à crever.» Tous ceux qui le virent lui en dirent autant, et voyez ce que c'est que l'imagination. Il avait, comme vous pouvez penser, le 20 teint tout aussi bon que la veille; cependant il y découvrait, ce lui semblait, je ne sais quoi de livide. La messe sonne, c'était un dimanche: il fut contraint d'y aller en robe de chambre. La messe dite, il commence à s'inquiéter de cette prétendue enflure, et il disait en riant du bout des dents: «Ce serait pourtant une belle fin que de mourir à vingt et un ans pour avoir mangé des champignons!>> Comme on vit que cela allait trop avant, Chaudebonne dit qu'en attendant qu'on pût avoir du contre-poison, il était d'avis qu'on fit une recette dont il se souvenait. Il se mit 30 aussitôt à l'écrire, et la donna au comte. Il y avait:

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Recipe de bons ciseaux, et décous ton pour point. Or, quelque temps après, comme si c'eût été pour venger le comte,

Mme de Rambouillet et M. de Chaudebonne mangèrent effectivement de mauvais champignons, et on ne sait ce qui en fût arrivé, si Mme de Rambouillet n'eût trouvé de la thériaque dans un cabinet, où elle chercha à tous hasards. Mme de Rambouillet a eu six enfants: Mme de Mon- 5 tausier1 est l'aînée de tous; Mme d'Hyères est la seconde; M. de Pisani était après. Il y avait un garçon bien fait qui mourut de la peste à huit ans. Sa gouvernante alla voir un pestiféré, et au sortir de là fut assez sotte pour baiser cet enfant; elle et lui en moururent. Mme de Ram- 10 bouillet, Mme de Montausier et Mile Paulet l'assistèrent jusques au dernier soupir. Mme de Saint-Étienne est après, puis Mme de Pisani. Toutes sont religieuses, hors la première et la dernière des filles, qui est Mlle de Rambouillet.

3. Julie d'Angennes 2

(d'après Fléchier, Oraison funèbre de Mme de Montausier, 1671)

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Quand la nature ne lui aurait pas donné tous ces avantages, elle aurait pu les recevoir de l'éducation; et, pour être illustre, il suffisait d'avoir été élevée par madame la marquise de Rambouillet. Ce nom capable d'imprimer du respect dans tous les esprits où il reste encore quelque 20 délicatesse; ce nom qui renferme je ne sais quel mélange de la grandeur romaine et de la civilité française; ce nom, dis-je, n'est-il pas un éloge abrégé, et de celle qui l'a porté, et de celles qui en sont descendues? C'était d'elle que

1 Julie-Lucienne d'Angennes de Rambouillet, gouvernante des enfants de France (1607-1671). C'était à elle que le duc de Montausier avait adressé, trois ans avant son mariage (1645), le recueil de vers connu sous le nom de Guirlande de Julie. Voir p. 46. Son nom de précieuse est Ménalide.

2 Duchesse de Montausier.

Voir note précédente.

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l'admirable Julie tenait cette grandeur d'âme, cette bonté singulière, cette prudence consommée, cette pitié sincère, cet esprit sublime et cette parfaite connaissance des choses qui rendirent sa vie si éclatante.

Vous dirai-je qu'elle pénétrait dès son enfance les défauts les plus cachés des ouvrages d'esprit, et qu'elle en discernait les traits les plus délicats? Que personne ne savait mieux estimer les choses louables, ni mieux louer ce qu'elle estimait? Qu'on gardait ses lettres comme le 10 vrai modèle des pensées raisonnables et de la pureté de notre langage? Souvenez-vous de ces cabinets1 que l'on regarde encore avec tant de vénération, où l'esprit se purifiait, où la vertu était révérée sous le nom de l'incomparable Arthénice, où se rendaient tant de personnes de 15 qualité et de mérite qui composaient une cour choisie, nombreuse sans confusion, modeste sans contrainte, savante sans orgueil, polie sans affectation. Ce fut là que, tout enfant qu'elle était, elle se fit admirer de ceux qui étaient eux-mêmes l'ornement et l'admiration de leur 20 siècle.

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Il est assez ordinaire aux personnes à qui le ciel a donné de l'esprit et de la vivacité d'abuser des grâces qu'elles ont reçues. Elles se piquent de briller dans les conversations, de réduire tout à leur sens et d'exercer un empire 25 tyrannique sur les opinions. L'affectation, la hauteur, la présomption corrompent leurs plus beaux sentiments; et l'esprit, qui les retiendrait dans les bornes de la modestie, s'il était solide, les porte ou à des singularités bizarres, ou à une vanité ridicule, ou à des indiscrétions dangereuses. 30 A-t-on jamais remarqué la moindre apparence de ces

1 Au xvIIe siècle- salons, ou petites chambres pour conversations intimes donnant sur le grand salon central.

défauts en celle dont nous faisons aujourd'hui l'éloge? Y eut-il jamais un esprit plus doux, plus facile, plus accommodant? Se fit-elle jamais craindre dans les compagnies? Etait-elle éloignée de la cour, on eût dit qu'elle était née pour les provinces. Sortait-elle des provinces, 5 on voyait bien qu'elle était faite pour la cour. Elle se servait toujours de ses lumières pour connaître la vérité des choses et pour entretenir la charité, et croyait que c'était n'avoir point d'esprit que ne point l'employer ou à s'instruire de ses devoirs ou à vivre en paix avec le 10 prochain.

4. Mlle de Scudéry peinte par elle-même

(d'après Mlle de Scudéry dans Artamène ou le Grand Cyrus,

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1649-1653)

Elle est donc fille d'un homme de qualité appelé Scamandrogine qui était d'un sang si noble qu'il n'y avait point de famille où l'on pût voir une plus longue suite d'aïeux, ni une généalogie plus illustre ni moins douteuse. 15 De plus, Sapho a encore eu l'avantage que son père et sa mère avaient tous deux beaucoup d'esprit et beaucoup de vertu; mais elle eut le malheur de les perdre de si bonne heure qu'elle ne put recevoir d'eux que les premières inclinations au bien, car elle n'avait que six ans lorsqu'ils 20 moururent. Il est vrai qu'ils la laissèrent sous la conduite d'une parente qu'elle avait, appelée Cynégire, qui avait toutes les qualités nécessaires pour bien élever une jeune personne, et ils la laissèrent avec un bien beaucoup au-dessous de son mérite, mais pourtant assez con- 25

1 Mlle de Scudéry (1607–1701) qui figure dans le roman du Grand Cyrus sous le nom de Sapho. Elle est aussi connue en littérature sous les noms de Philoclée, Polynathie, Daphné, etc.

sidérable pour n'avoir non seulement besoin de personne, mais pour pouvoir même paraître avec assez d'éclat dans le monde. Sapho a pourtant un frère Charasce1 qui était alors extrêmement riche; car Scamandrogine en 5 mourant avait partagé son bien fort inégalement et en avait beaucoup plus laissé à son fils qu'à sa fille, quoique à la vérité il ne le méritât pas, et qu'elle fût digne de porter une couronne. En effet je ne pense pas que toute la Grèce ait jamais une personne qu'on puisse 10 comparer à Sapho: je ne m'arrêterai pourtant point à vous dire quelle fut son enfance, car elle fut si peu enfant qu'à douze ans on commença de parler d'elle comme d'une personne dont la beauté, l'esprit et le jugement étaient déjà formés et donnaient de l'admiration à tout 15 le monde; mais je vous dirai seulement qu'on n'a jamais

remarqué en qui que ce soit des inclinations plus nobles, ni une facilité plus grande à apprendre tout ce qu'elle a voulu savoir.

Cependant, quoique Sapho ait été charmante dès le 20 berceau, je ne veux vous faire la peinture de sa personne et de son esprit qu'en l'état où elle est présentement, afin que vous la connaissiez mieux. Je vous dirai donc qu'encore que vous m'entendiez parler de Sapho comme de la plus merveilleuse et de la plus charmante personne de toute la 25 Grèce, il ne faut pourtant pas vous imaginer que sa beauté soit une de ces grandes beautés en qui l'envie même ne saurait trouver aucun défaut, mais il faut néanmoins que vous compreniez qu'encore que la sienne ne soit pas de celles que je dis, elle est pourtant capable d'inspirer de 30 plus grandes passions que les plus grandes beautés de la

1 Georges de Scudéry, sous le nom duquel Mlle de Scudéry publia ses romans.

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