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avec un peu trop de liberté. Ce qu'il y a encore de mal en moi, c'est que j'ai quelquefois une délicatesse trop scrupuleuse et une critique trop sévère...

J'ai les sentiments vertueux, les inclinations belles, et une si forte envie d'être tout à fait honnête homme, que 5 mes amis ne me sauraient faire un plus grand plaisir que de m'avertir sincèrement de mes défauts.

...

J'ai toutes les passions assez douces et assez réglées: on ne m'a presque jamais vu en colère, et je n'ai jamais eu de haine pour personne. Je ne suis pas pourtant incapa- 10 ble de me venger, si l'on m'avait offensé et qu'il y allât de mon honneur à me ressentir de l'injure qu'on m'aurait faite. Au contraire, je suis assuré que le devoir ferait si bien en moi l'office de la haine, que je poursuivrais ma vengeance avec encore plus de vigueur qu'un 15 autre.

L'ambition ne me travaille point. Je ne crains guère de choses, et ne crains aucunement la mort. Je suis peu sensible à la pitié, et voudrais ne l'y être point du tout. Cependant, il n'est rien que je ne fisse pour le soulage- 20 ment d'une personne affligée; et je crois effectivement que l'on doit tout faire, jusqu'à lui témoigner même beaucoup de compassion de son mal, car les misérables sont si sots, que cela leur fait le plus grand bien du monde; mais je tiens aussi qu'il faut se contenter d'en témoigner et se 25 garder soigneusement d'en avoir. C'est une passion qui n'est bonne à rien au dedans d'une âme bien faite, qui ne sert qu'à affaiblir le cœur, et qu'on doit laisser au peuple, qui, n'exécutant jamais rien par la raison, a besoin de passions pour le porter à faire les choses.

J'aime mes amis; et je les aime d'une façon que je ne balancerais pas un moment à sacrifier mes intérêts aux

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leurs. J'ai de la condescendance pour eux, je souffre patiemment leurs mauvaises humeurs; seulement je ne leur fais pas beaucoup de caresses, et je n'ai pas non plus de grandes inquiétudes en leur absence.

5 J'ai naturellement fort peu de curiosité pour la plus grande partie de tout ce qui en donne aux autres gens. Je suis fort secret, et j'ai moins de difficulté que personne à taire ce qu'on m'a dit en confidence. Je suis extrêmement régulier à ma parole; je n'y manque 10 jamais, de quelque conséquence que puisse être ce que j'ai promis, et je m'en suis fait toute ma vie une loi indispensable. J'ai une civilité fort exacte parmi les femmes; et je ne crois pas avoir jamais rien dit devant elles qui leur ait pu faire de la peine. Quand elles ont l'es15 prit bien fait, j'aime mieux leur conversation que celle des hommes: on y trouve une certaine douceur qui ne se rencontre point parmi nous; et il me semble, outre cela, qu'elles s'expliquent avec plus de netteté, et qu'elles donnent un tour plus agréable aux choses 20 qu'elles disent . . .

J'approuve extrêmement les belles passions; elles marquent la grandeur de l'âme; et quoique, dans les inquiétudes qu'elles donnent, il y ait quelque chose de contraire à la sévère sagesse, elles s'accommodent si bien d'ailleurs 25 avec la plus austère vertu, que je crois qu'on ne les saurait condamner avec justice. Moi qui connais tout ce qu'il y a de délicat et de fort dans les grands sentiments de l'amour, si jamais je viens à aimer, ce sera assurément de cette sorte; mais, de la façon dont je suis, je ne crois 30 pas que cette connaissance que j'ai me passe jamais de l'esprit au cœur.

2. Maximes, 1665

Nos vertus ne sont le plus souvent que des vices déguisés

1. Ce que nous prenons pour des vertus n'est souvent qu'un assemblage de diverses actions et de divers intérêts que la fortune ou notre industrie savent arranger; et ce n'est pas toujours par valeur et par chasteté que les hommes sont vaillants et que les femmes sont chastes.

16. Cette clémence, dont on fait une vertu, se pratique tantôt par vanité, quelquefois par paresse, souvent par crainte, et presque toujours par toutes les trois ensemble.

17. La modération des personnes heureuses vient du calme que la bonne fortune donne à leur humeur.

19. Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d'autrui.

20. La constance des sages n'est que l'art de renfermer leur agitation dans le cœur.

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22. La philosophie triomphe aisément des maux passés 15 et des maux à venir; mais les maux présents triomphent d'elle.

29. Le mal que nous faisons ne nous attire pas tant de persécution et de haine que nos bonnes qualités.

31. Si nous n'avions point de défauts, nous ne pren- 20 drions pas tant de plaisir à en remarquer dans les autres.

37. L'orgueil a plus de part que la bonté aux remontrances que nous faisons à ceux qui commettent des fautes; et nous ne les reprenons pas tant pour les en corriger, que pour leur persuader que nous en sommes exempts. 25 38. Nous promettons selon nos espérances, et nous tenons selon nos craintes.

42. Nous n'avons pas assez de force pour suivre toute notre raison.

44. La force et la faiblesse de l'esprit sont mal nommées; elles ne sont en effet que la bonne ou la mauvaise 5 disposition des organes du corps.

49. On n'est jamais si heureux ni si malheureux qu'on s'imagine.

54. Le mépris des richesses était dans les philosophes1 un désir caché de venger leur mérite de l'injustice de la 10 fortune par le mépris des mêmes biens dont elle les privait; c'était un secret pour se garantir de l'avilissement de la pauvreté; c'était un chemin détourné pour aller à la considération qu'ils ne pouvaient avoir par les richesses.

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62. La sincérité est une ouverture de cœur. On la trouve en fort peu de gens; et celle que l'on voit d'ordinaire n'est qu'une fine dissimulation pour attirer la confiance des autres.

72. Si on juge de l'amour par la plupart de ses effets, 20 il ressemble plus à la haine qu'à l'amitié.

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78. L'amour de la justice n'est, en la plupart des hommes, que la crainte de souffrir l'injustice.

84. Il est plus honteux de se défier de ses amis que d'en être trompé.

85. Nous nous persuadons souvent d'aimer les gens plus puissants que nous, et néanmoins c'est l'intérêt seul qui produit notre amitié. Nous ne nous donnons pas à eux pour le bien que nous leur voulons faire, mais pour celui que nous en voulons recevoir.

93. Les vieillards aiment à donner de bons préceptes, 1 Les Stoïciens. Voir la fable de La Fontaine, Le Renard et les Raisins.

pour se consoler de n'être plus en état de donner de mauvais exemples.

116. Rien n'est moins sincère que la manière de demander et de donner des conseils. Celui qui en demande paraît avoir une déférence respectueuse pour les senti- 5 ments de son ami, bien qu'il ne pense qu'à lui faire approuver les siens, et à le rendre garant de sa conduite; et celui qui conseille paye la confiance qu'on lui témoigne d'un zèle ardent et désintéressé, quoiqu'il ne cherche le plus souvent, dans les conseils qu'il donne, que son propre 10 intérêt ou sa gloire.

121. On fait souvent du bien pour pouvoir impunément faire du mal.

138. On aime mieux dire du mal de soi-même que de n'en point parler.

146. On ne loue d'ordinaire que pour être loué.

149. Le refus des louanges est un désir d'être loué deux fois.

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169. Pendant que la paresse et la timidité nous retiennent dans notre devoir, notre vertu en a souvent tout 20 l'honneur.

171. Les vertus se perdent dans l'intérêt, comme les fleuves se perdent dans la mer.

178. Ce qui nous fait aimer les nouvelles connaissances n'est pas tant la lassitude que nous avons des vieilles, ou 25 le plaisir de changer, que le dégoût de n'être pas assez admirés de ceux qui nous connaissent trop, et l'espérance de l'être davantage de ceux qui ne nous connaissent pas tant.

184. Nous avouons nos défauts pour réparer par notre sincérité le tort qu'ils nous font dans l'esprit des autres. 196. Nous oublions aisément nos fautes lorsqu'elles ne sont sues que de nous.

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