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capable, et qu'il mérite de moi, je lui en fasse la restitution. Il peut regarder avec loisir ce portrait que j'ai fait de lui d'après nature, et s'il se connaît quelques-uns des défauts que je touche, s'en corriger. C'est l'unique fin 5 que l'on doit se proposer en écrivant, et le succès aussi que l'on doit moins se promettre; mais comme les hommes ne se dégoûtent point du vice, il ne faut pas aussi se lasser de leur reprocher: ils seraient peut-être pires, s'ils venaient à manquer de censeurs ou de critiques; c'est ce qui fait Io que l'on prêche et que l'on écrit . . . Il y a une autre règle

et que j'ai intérêt que l'on veuille suivre, qui est de ne pas perdre mon titre de vue, et de penser toujours et dans toute la lecture de cet ouvrage, que ce sont les caractères ou les mœurs de ce siècle que je décris; car bien que je 15 les tire souvent de la cour de France et des hommes de

ma nation, on ne peut pas néanmoins les restreindre à une seule cour, ni les renfermer en un seul pays sans que mon livre ne perde beaucoup de son étendue et de son utilité, ni ne s'écarte du plan que je me suis fait d'y peindre 20 les hommes en général, comme des raisons qui entrent dans l'ordre des chapitres et dans une certaine suite insensible des réflexions qui les composent. Après cette précaution si nécessaire, et dont on pénètre assez les conséquences, je crois pouvoir protester contre tout chagrin, 25 toute plainte, toute maligne intérprétation, toute fausse application et toute censure, contre les froids plaisants et les lecteurs malintentionnés . . . Ce ne sont point des maximes que j'ai voulu écrire; elles sont comme des lois dans la morale, et j'avoue que je n'ai ni assez d'autorité 30 ni assez de génie pour faire le législateur; je sais même

que j'aurais péché contre l'usage des maximes, qui veut qu'à la manière des oracles elles soient courtes et concises.

Quelques-unes de ces remarques le sont, quelques autres sont plus étendues: on pense les choses d'une manière différente, et on les explique par un tour aussi tout différent, par une sentence, par un raisonnement, par une métaphore ou quelque autre figure, par un parallèle, par 5 une simple comparaison, par un fait tout entier, par un seul trait, par une description, par une peinture: de là procède la longueur ou la brièveté de mes réflexions. Ceux enfin qui font des maximes veulent être crus: je consens, au contraire, que l'on dise de moi que je n'ai pas 10 quelquefois bien remarqué, pourvu que l'on remarque

mieux.

DES OUVRAGES DE L'ESPRIT

1. Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qu'ils pensent. Sur ce qui concerne les mœurs, le plus beau et le meilleur est 15 enlevé; l'on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d'entre les modernes.

10. Il y a dans l'art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature. Celui qui le sent et qui l'aime a le goût parfait; celui qui ne le sent pas, et qui 20 aime en deçà ou au delà, a le goût défectueux. Il y a donc un bon et un mauvais goût, et l'on dispute des goûts avec fondement.

14. Tout l'esprit d'un auteur consiste à bien définir et à bien peindre. Moïse, Homère, Platon, Virgile, 25 Horace, ne sont au-dessus des autres écrivains que par leurs expressions et par leurs images: il faut exprimer le vrai pour écrire naturellement, fortement, délicatement.

15. On a dû faire du style ce qu'on a fait de l'architecture. On a entièrement abandonné l'ordre gothique, que 30

la barbarie avait introduit pour les palais et pour les temples; on a rappelé le dorique, l'ionique et le corinthien; ce qu'on ne voyait plus que dans les ruines de l'ancienne Rome et de la vieille Grèce, devenu moderne, 5 éclate dans nos portiques et dans nos péristyles. De même on ne saurait en écrivant rencontrer le parfait et, s'il se peut, surpasser les anciens que par leur imitation.

Combien de siècles se sont écoulés avant que les hommes, dans les sciences et dans les arts, aient pu re10 venir au goût des anciens et reprendre enfin le simple et le naturel!

On se nourrit des anciens et des habiles modernes; on les presse, on en tire le plus que l'on peut, on en renfle ses ouvrages: et quand enfin l'on est auteur, et que l'on croit 15 marcher tout seul, on s'élève contre eux, on les maltraite, semblable à ces enfants drus et forts d'un bon lait qu'ils ont sucé, qui battent leur nourrice.

Un auteur moderne prouve ordinairement que les anciens nous sont inférieurs en deux manières, par raison et 20 par exemple: il tire la raison de son goût particulier, et l'exemple de ses ouvrages.

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Il avoue que les anciens, quelque inégaux et peu corrects qu'ils soient, ont de beaux traits; il les cite, et ils sont si beaux qu'ils font lire sa critique.

Quelques habiles prononcent en faveur des anciens contre les modernes; mais ils sont suspects et semblent juger en leur propre cause, tant leurs ouvrages sont faits sur le goût de l'antiquité: on les récuse.

30. Quelle prodigieuse distance entre un bel ouvrage et 30 un ouvrage parfait ou régulier! Je ne sais s'il s'en est encore trouvé de ce dernier genre. Il est peut-être moins difficile aux rares génies de rencontrer le grand et le sub

lime, que d'éviter toute sorte de fautes. Le Cid n'a eu qu'une voix pour lui à sa naissance, qui a été celle de l'admiration; il s'est vu plus fort que l'autorité et la politique qui ont tenté vainement de le détruire; il a réuni en sa faveur des esprits toujours partagés d'opinions et de sen- 5 timents, les grands et le peuple; ils s'accordent tous à le savoir de mémoire, et à prévenir au théâtre les acteurs qui le récitent. Le Cid enfin est l'un des plus beaux poèmes que l'on puisse faire; et l'une des meilleures critiques qui ait été faite sur aucun sujet est celle du Cid.

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38. Il n'a manqué à Térence que d'être moins froid: quelle pureté, quelle exactitude, quelle politesse, quelle élégance, quels caractères! Il n'a manqué à Molière que d'éviter le jargon et le barbarisme, et d'écrire purement: quel feu, quelle naïveté, quelle source de la bonne plai- 15 santerie, quelle imitation des mœurs, quelles images, et quel fléau de ridicule! Mais quel homme on aurait pu faire de ces deux comiques!

DU MÉRITE PERSONNEL

1. Qui peut, avec les plus rares talents et le plus excellent mérite, n'être pas convaincu de son inutilité, quand il 20 considère qu'il laisse en mourant un monde qui ne se sent pas de sa perte et où tant de gens se trouvent pour le remplacer?

2. De bien des gens il n'y a que le nom qui vale quelque chose. Quand vous les voyez de fort près, c'est moins 25 que rien; de loin ils imposent.

21. S'il est heureux d'avoir de la naissance, il ne l'est pas moins d'être tel qu'on ne s'informe plus si vous en

avez.

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27. L'or éclate, dites-vous, sur les habits de Philémon. Il éclate de même chez les marchands. Il est habillé des plus belles étoffes. Le sont-elles moins toutes déployées dans les boutiques et à la pièce? Mais la broderie et les ornements y ajoutent encore la magnificence. - Je loue donc le travail de l'ouvrier. — Si on lui demande quelle heure il est, il tire une montre qui est un chef-d'œuvre; la garde de son épée est un onyx; il a au doigt un gros diamant qu'il fait briller aux yeux, et qui 10 est parfait; il ne lui manque aucune de ces curieuses bagatelles que l'on porte sur soi autant pour la vanité que pour l'usage, et il ne se plaint1 non plus de toute sorte de parure qu'un jeune homme qui a épousé une riche vieille. - Vous m'inspirez enfin de la curiosité; il faut voir du 15 moins des choses si précieuses: envoyez-moi cet habit et ces bijoux de Philémon, je vous quitte de la personne.

Tu te trompes, Philémon, si avec ce carrosse brillant, ce grand nombre de coquins qui te suivent, et ces six bêtes qui te traînent, tu penses que l'on t'en estime da20 vantage: l'on écarte tout cet attirail, qui t'est étranger, pour pénétrer jusques à toi, qui n'es qu'un fat.

Ce n'est pas qu'il faut quelquefois pardonner à celui qui, avec un grand cortège, un habit riche et un magnifique équipage, s'en croit plus de naissance et plus d'es25 prit: il lit cela dans la contenance et dans les yeux de ceux qui lui parlent.

32. Æmile2 était né ce que les plus grands hommes ne deviennent qu'à force de règles, de méditation et d'exercice. Il n'a eu dans ses premières années qu'à remplir des

1 se plaindre = se priver (rare, même au XVIIe siècle.)

2 Condé. La Bruyère était précepteur du duc de Bourbon, petitfils de Condé et passa la plus grande partie de sa vie à Chantilly.

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