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3. REMARQUES SUR PLUSIEURS DÉFAUTS DES FILLES

(extrait du chapitre IX)

Nous avons encore à parler du soin qu'il faut prendre pour préserver les filles de plusieurs défauts ordinaires à leur sexe. On les nourrit dans une mollesse et dans une timidité qui les rend incapables d'une conduite ferme et réglée. Au commencement, il y a beaucoup d'affecta- 5 tion, et ensuite beaucoup d'habitude, dans ces craintes mal fondées et dans ces larmes qu'elles versent à si bon marché: le mépris de ces affectations peut servir beaucoup à les corriger, puisque la vanité y a tant de part.

Il faut aussi réprimer en elles les amitiés trop tendres, 10 les petites jalousies, les compliments excessifs, les flatteries, les empressements: tout cela les gâte et les accoutume à trouver que tout ce qui est grave et sérieux est trop sec et trop austère. Il faut même tâcher de faire en sorte qu'elles s'étudient à parler d'une manière courte et 15 précise. Le bon esprit consiste à retrancher tout discours inutile et à dire beaucoup en peu de mots; au lieu que la plupart des femmes disent peu en beaucoup de paroles. Elles prennent la facilité de parler et la vivacité d'imagination pour l'esprit; elles ne choisissent point entre leurs 20 pensées; elles n'y mettent aucun ordre par rapport aux choses qu'elles ont à expliquer; elles sont passionnées sur presque tout ce qu'elles disent, et la passion fait parler beaucoup; cependant, on ne peut espérer rien de fort bon d'une femme si l'on ne la réduit à réfléchir de suite, à 25 examiner ses pensées, à les expliquer d'une manière courte, et à savoir ensuite se taire.

Une autre chose contribue beaucoup aux longs discours

des femmes: c'est qu'elles sont nées artificieuses, et qu'elles usent de longs détours pour venir à leur but. Elles estiment la finesse; et comment ne l'estimeraientelles pas, puisqu'elles ne connaissent point de meilleure 5 prudence, et que c'est d'ordinaire la première chose que l'exemple leur a enseignée? Elles ont un naturel souple pour jouer facilement toutes sortes de comédies; les larmes ne leur coûtent rien: leurs passions sont vives, et leurs connaissances bornées: de là vient qu'elles ne négligent 10 rien pour réussir, et que les moyens qui ne conviendraient pas à des esprits plus réglés leur paraissent bons; elles ne raisonnent guère pour examiner s'il faut désirer une chose, mais elles sont très industrieuses pour y parvenir.

Ajoutez qu'elles sont timides et pleines de fausse 15 honte; ce qui est encore une source de dissimulation. Le moyen de prévenir un si grand mal est de ne les mettre jamais dans le besoin de la finesse et de les accoutumer à dire ingénument leurs inclinations sur toutes les choses permises. Qu'elles soient libres pour témoigner leur 20 ennui quand elles s'ennuient; qu'on ne les assujettisse point à paraître goûter certaines personnes ou certains livres qui ne leur plaisent pas.

4. Lettre à propos des affaires du Quiétisme, 14 août 1697

[La doctrine du «Quiétisme,» ou du «pur amour,» ou de «l'amour désintéressé,» par lequel l'homme trouve dans la contemplation intérieure de Dieu une «quiétude» absolue jusqu'à en perdre la conscience de sa propre personnalité et s'abîmer dans la divinité, et qui venue d'Espagne était répandue en France par Mme de la MotheGuyon, avait été considérée comme favorisant le sectarisme et avait été condamnée comme le Protestantisme et le Jansénisme. Fénelon, alors archevêque de Cambrai, avait pris la défense de Mme de la Mothe-Guyon jetée en prison; Bossuet lui avait opposé l'autorité de l'Église; alors à son tour, Fénelon avait soutenu dans son livre sur

les Maximes des saints (1694) que les idées quiétistes avaient été professées en fait précisément par les Pères de l'Église. Le livre ayant été condamné en France, Fénelon en avait appelé au pape déclarant que, en bon catholique, il accepterait la décision du SaintPère. Le pape confirma la condamnation; Fénelon se soumit. Cette lettre, adressée à un correspondant inconnu, est écrite avant que le pape ait parlé; Fénelon, absolument mais avec dignité, comme tout le xvIIe siècle, se déclare prêt à s'incliner devant l'autorité.]

Ne soyez pas en peine de moi, Monsieur, l'affaire de mon livre va à Rome. Si je me suis trompé, l'autorité du Saint-Siège me détrompera, et fera ce que je cherche avec un cœur docile et soumis. Si je me suis mal expliqué, on réformera mes expressions. Si la matière paraît mé- 5 riter une explication plus étendue, je la ferai avec joie par les additions que l'on me demandera. Si mon livre n'exprime qu'une doctrine pure, j'aurai la consolation de savoir précisément ce qu'on doit croire, et ce qu'on doit rejeter. Je ne laisserai pas de faire toutes les addi- 10 tions qui, sans affaiblir la vérité, pourraient éclaircir et édifier les lecteurs les plus alarmés. Mais enfin, Monsieur, si le pape condamne mon livre, je serai, s'il plaît à Dieu, le premier à le condamner, et à faire des mandements pour en défendre la lecture dans le diocèse de Cam- 15 brai. Je demanderai seulement au Pape qu'il ait la bonté de marquer précisément les endroits qu'il condamne, et les sens qui portent sa condamnation, afin que ma souscription soit sans restriction, et que je ne coure jamais risque de défendre, ni d'excuser, ni de tolérer le sens déjà 20 condamné. Ainsi, vous le voyez, Monsieur, avec ces dispositions que Dieu me donne, je suis en paix, et n'ai qu'à attendre la décision de mon supérieur, dans lequel je reconnais l'autorité de Jésus-Christ. Je ne défendrai l'amour désintéressé qu'avec un sincère désintéressement. 25

Il ne s'agit point ici du point d'honneur, ni de l'opinion du monde, ni de l'humiliation profonde que la nature peut craindre d'un mauvais succès. J'agis, ce me semble, avec droiture; mes ennemis le reconnaîtront. Je crains 5 autant d'être présomptueux et retenu par une mauvaise honte, que d'être faible, politique et timide dans la défense de la vérité.

Si le pape me condamne, je serai détrompé, et par là le vaincu aura tout le véritable fruit de la victoire. Vic10 toria cedet victis, dit Saint-Augustin. Si au contraire le pape ne condamne pas ma doctrine, je tâcherai par mon silence et par mon respect d'apaiser ceux de mes confrères dont le zèle s'est animé contre moi et qui m'ont imputé une doctrine dont je n'ai pas moins d'horreur qu'eux et 15 que j'ai toujours détestée.1 Peut-être me rendront-ils justice quand ils verront ma bonne foi.

Voilà mes sentiments, Monsieur. Je pars pour Cambrai, ayant sacrifié à Dieu, au fond de mon cœur, tout ce que je puis lui sacrifier là-dessus. Souffrez que je vous 20 exhorte dans ce même esprit; je n'ai rien ménagé d'humain et de temporel pour la doctrine que j'ai crue véritable, je ne laisse ignorer au Pape aucune des raisons qui peuvent épuiser cette doctrine. En voilà assez; c'est à Dieu à faire le reste, si c'est sa cause que j'ai défendue, 25 ne regardant point les intérêts des hommes ni leur procédé; c'est Dieu seul qu'il faut voir en tout ceci ...

1 Pour mieux attaquer le Quiétisme, certains avaient prétendu l'identifier avec une doctrine païenne selon laquelle s'abandonner à l'amour, c'était suivre l'appel de la nature et par conséquent honorer Dieu, l'auteur de la nature. Bossuet lui-même avait ajouté foi à certaines rumeurs qui accusaient Mme de Guyon de pratiquer ainsi le «pur amour.>>

CHAPITRE DIX

LES MORALISTES

I. LA BRUYÈRE

1645-1696

Les caractères ou les mœurs de ce siècle

(ire ed. 1688, 9o ed. 1696)

Extraits

[La vérité humaine des Caractères suggéra l'idée que La Bruyère avait peint des personnages réels. On spécula sur les originaux et publia un grand nombre de «clefs», dont la plus célèbre est celle conservée à la Bibliothèque de l'Arsenal, 1692. La Bruyère se défendit toujours dans ses Préfaces et dans son Discours de réception à l'Académie (1693) contre ces insinuations, reconnaissant cependant qu'il n'avait pas pu peindre des hommes de son siècle sans en emprunter des traits à la société où il vivait. Les clefs se contredisent la plupart du temps, mais l'accord est assez grand dans certains cas.

Il n'y a pas seulement des «Caractères» dans le livre de La Bruyère, ce qui est le genre qui lui appartient en propre, mais ils alternent avec des réflexions et des pensées. Le tout est disposé sans ordre apparent.]

Admonere voluimus, non mordere; prodesse, non laedere; consulere moribus hominum, non officere. (ÉRASME)

PRÉFACE

Je rends au public ce qu'il m'a prêté; j'ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage: il est juste que l'ayant achevé avec toute l'attention pour la vérité dont je suis

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