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en faire. Ce n'est pas qu'ils manquent de raisins, aucune terre n'en porte de plus délicieux; mais ils se contentent de manger le raisin comme les autres fruits, et ils craignent le vin comme le corrupteur des hommes. «C'est 5 une espèce de poison, disent-ils, qui met en fureur; il ne fait pas mourir l'homme, mais il le rend bête. Les hommes peuvent conserver leur santé et leurs forces sans vin: avec le vin, ils courent risque de ruiner leur santé et de perdre les bonnes mœurs». . .

2. LES ADIEUX DE MENTOR A TÉLÉMAQUE

[Les pages suivantes sont les dernières du Télémaque. L'éducation du jeune héros est terminée; il va enfin faire voile pour Ithaque, où l'a précédé Ulysse, son père. C'est alors que Minerve, qui avait pris pour l'accompagner dans ses voyages, la forme de Mentor, se fait reconnaître et lui adresse ses adieux.]

Dans le moment où Télémaque allait avec ardeur presser les matelots pour hâter le départ,1 Mentor l'arrêta tout à coup, et l'engagea à faire sur le rivage un grand sacrifice à Minerve. Télémaque fait avec docilité ce que Mentor veut. On dresse deux autels de gazon; 15 l'encens fume, le sang des victimes coule. Télémaque pousse des soupirs tendres vers le ciel, et reconnaît la puissante protecțion de la déesse.

A peine le sacrifice est-il achevé qu'il suit Mentor dans les routes sombres d'un petit bois voisin. Là il aperçoit 20 tout à coup que le visage de son ami prend une nouvelle forme; les rides de son front s'effacent, comme les ombres disparaissent quand l'Aurore, de ses doigts de rose, ouvre les portes de l'orient et enflamme tout l'horizon; ses yeux

1 Le manque de vent avait obligé Télémaque et Mentor à s'arrêter dans une «petite île déserte et sauvage, bordée de rochers affreux.» La prochaine étape allait être Ithaque.

creux et austères se changent en des yeux bleus d'une douceur céleste et pleins d'une flamme divine; sa barbe grise et négligée disparaît; des traits nobles et fiers, mêlés de douceur et de grâce, se montrent aux yeux de Télémaque ébloui. Il reconnaît un visage de femme, avec 5 un teint plus uni qu'une fleur tendre et nouvellement éclose au soleil: on y voit la blancheur des lis mêlée de roses naissantes. Sur ce visage fleurit une éternelle jeunesse avec une majesté simple et négligée: une odeur d'ambroisie se répand de ses cheveux flottants; ses habits 10 éclatent comme les vives couleurs dont le soleil en se levant peint les sombres voûtes du ciel et les nuages qu'il vient dorer. Cette divinité ne touche pas du pied à terre; elle coule légèrement dans l'air comme un oiseau le fend de ses ailes: elle tient de sa puissante main une lance 15 brillante capable de faire trembler les villes et les nations les plus guerrières; Mars même en serait effrayé: sa voix est douce et modérée, mais forte et insinuante; toutes ses paroles sont des traits de feu qui percent le cœur de Télémaque, et qui lui font ressentir je ne sais 20 quelle douleur délicieuse; sur son casque paraît l'oiseau triste d'Athènes, et sur sa poitrine brille la redoutable égide. A ces marques Télémaque reconnaît Minerve.

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«O déesse, dit-il, c'est donc vous-même qui avez daigné conduire le fils d'Ulysse pour l'amour de son père!». Il voulait en dire davantage, mais la voix lui manqua; ses lèvres s'efforçaient en vain d'exprimer les pensées qui sortaient avec impétuosité du fond de son cœur; la divinité présente l'accablait, et il était comme un homme qui dans un songe est oppressé jusqu'à perdre la respira- 30 tion, et qui, par l'agitation pénible de ses lèvres, ne peut former aucune voix.

Enfin Minerve prononça ces paroles: «Fils d'Ulysse, écoutez-moi pour la dernière fois. Je n'ai instruit aucun mortel avec autant de soin que vous; je vous ai mené par la main au travers des naufrages, des terres inconnues, 5 des guerres sanglantes et de tous les maux qui peuvent éprouver le cœur de l'homme.

«Je vous ai montré par des expériences sensibles les vraies et les fausses maximes par lesquelles on peut régner. Vos fautes ne vous ont pas été moins utiles que Io vos malheurs: car quel est l'homme qui peut gouverner sagement s'il n'a jamais souffert, et s'il n'a jamais profité des souffrances où ses fautes l'ont précipité?

«Vous avez rempli, comme votre père, les terres et les mers de vos tristes aventures. Allez, vous êtes mainte15 nant digne de marcher sur ses pas. Il ne vous reste plus qu'un court et facile trajet jusqu'à Ithaque, où il arrive dans ce moment: combattez avec lui, et obéissez-lui comme le moindre de ses sujets; donnez-en l'exemple aux autres. Il vous donnera pour épouse Antiope, et 20 vous serez heureux avec elle, pour avoir moins cherché la beauté que la sagesse et la vertu.

«Lorsque vous règnerez, mettez toute votre gloire à renouveler l'âge d'or; écoutez tout le monde, croyez peu de gens: gardez-vous bien de vous croire trop vous-même, 25 craignez de vous tromper; mais ne craignez jamais de laisser voir aux autres que vous avez été trompé.

«<Aimez les peuples; n'oubliez rien pour en être aimé. La crainte est nécessaire quand l'amour manque, mais il la faut toujours employer à regret comme les remèdes 30 violents et les plus dangereux.

«Considérez toujours de loin toutes les suites de ce que vous voudrez entreprendre; prévoyez les plus terribles

inconvénients, et sachez que le vrai courage consiste à envisager tous les périls, et à les mépriser quand ils deviennent nécessaires. Celui qui ne veut pas les voir n'a pas assez de courage pour en supporter tranquillement la vue: celui qui les voit tous, qui évite tous ceux qu'on 5 peut éviter, et qui tente les autres sans s'émouvoir, est le seul sage et magnanime.

<<Fuyez la mollesse, le faste, la profusion; mettez votre gloire dans la simplicité: que vos vertus et vos bonnes actions soient les ornements de votre personne et de votre 10 palais; qu'elles soient la garde qui vous environne, et que tout le monde apprenne de vous en quoi consiste le vrai honneur.

«N'oubliez jamais que les rois ne règnent point pour leur propre gloire, mais pour le bien des peuples. Les 15 biens qu'ils font s'étendent jusque dans les siècles les plus éloignés; les maux qu'ils font se multiplient de génération en génération jusqu'à la postérité la plus reculée. Un mauvais règne fait quelquefois la calamité de plusieurs siècles.

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«Surtout, soyez en garde contre votre humeur: c'est un ennemi que vous porterez partout avec vous jusqu'à la mort; il entrera dans vos conseils, et vous trahira si vous l'écoutez. L'humeur fait perdre les occasions les plus importantes: elle donne des inclinations et des 25 aversions d'enfant, au préjudice des plus grands intérêts; elle fait décider les plus grandes affaires par les plus petites raisons; elle obscurcit tous les talents, rabaisse le courage, rend un homme inégal, faible, vil et insupportable. Défiez-vous de cet ennemi.

«Craignez les dieux, ô Télémaque; cette crainte est le plus grand trésor du cœur de l'homme: avec elle vous

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viendront la sagesse, la justice, la paix, la joie, les plaisirs purs, la vraie liberté, la douce abondance, la gloire sans tache.

«Je vous quitte, ô fils d'Ulysse: mais ma sagesse ne 5 vous quittera point, pourvu que vous sentiez toujours que vous ne pouvez rien sans elle. Il est temps que vous appreniez à marcher tout seul. Je ne me suis séparée de vous en Égypte et à Salente que pour vous accoutumer à être privé de cette douceur, comme on sèvre les enfants 10 lorsqu'il est temps de leur ôter le lait pour leur donner des aliments solides.>>

A peine la déesse eut achevé ce discours qu'elle s'éleva dans les airs, et s'enveloppa d'un nuage d'or et azur, où elle disparut. Télémaque, soupirant, étonné et hors de 15 lui-même, se prosterna à terre, levant les mains au ciel; puis il alla éveiller ses compagnons, se hâta de partir, arriva à Ithaque, et reconnut son père chez le fidèle Eumée.

2. Dialogues des morts, 1700-1712

LE CONNÉTABLE DE BOURBON ET BAYARD

[Charles de Bourbon, de la famille royale des Bourbons, né en 1489, reçut le titre de Connétable — le plus grand titre militaire de France, c. à d. général des armées du roi (supprimé par Louis XIII en 1627) — à l'âge de 26 ans. Sa bravoure à la bataille de Marignan, où il commandait l'avant-garde (13 et 14 sept. 1515) est surtout restée fameuse. Madame, Louise de Savoie, duchesse d'Angoulème, mère de François 1o, lui offrit sa main, qu'il refusa. Elle n'oublia pas cet affront, le fit dépouiller de ses richesses, et excita l'animosité du roi son fils, contre lui. Cette persécution irrita le Connétable qui mit son bras au service de Charles-Quint, l'ennemi de la France; il contribua beaucoup à la victoire de Charles sur François, à Pavie (1525). Plus tard, du reste, lorsqu'il n'eut plus besoin de ses services, Charles-Quint se montra ingrat envers le Connétable. Celui-ci finit par mourir au siège de Rome en 1527, en montant à l'assaut de la ville.

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