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Ces dons sont admirables: qui ne le voit pas? Mais pour confondre l'esprit humain qui s'enorgueillit de tels dons, Dieu ne craint point d'en faire part à ses ennemis. Saint Augustin considère parmi les païens tant de sages, tant de conquérants, tant de graves législateurs, tant d'excel- 5 lents citoyens, un Socrate, un Marc-Aurèle, un Scipion, un César, un Alexandre, tous privés de la connaissance de Dieu, et exclus de son royaume éternel. N'est-ce donc pas Dieu qui les a faits? Mais quel autre les pouvait faire, si ce n'est celui qui fait tout dans le ciel et dans la ro terre? Mais pourquoi les a-t-il faits? et quels étaient les desseins particuliers de cette sagesse profonde qui jamais ne fait rien en vain? Écoutez la réponse de saint Augustin: «Il les a faits, nous dit-il, pour orner le siècle présent:>> Ut ordinem sæculi præsentis ornaret. Il a fait dans les 15 grands hommes ces rares qualités, comme il a fait le soleil.

Qui n'admire ce bel astre? Qui n'est ravi de l'éclat de son midi, et de la superbe parure de son lever et de son coucher? Mais puisque Dieu le fait luire sur les bons et sur les mauvais, ce n'est pas un si bel objet qui nous rend 20 heureux: Dieu l'a fait pour embellir et pour éclairer ce grand théâtre du monde. De même, quand il a fait dans ses ennemis aussi bien que dans ses serviteurs ces belles lumières d'esprit, ces rayons de son intelligence, ces images de sa bonté: ce n'est pas pour les rendre heureux 25 qu'il leur a fait ces riches présents; c'est une décoration de l'univers, c'est un ornement du siècle présent. Et voyez la malheureuse destinée de ces hommes qu'il a choisis pour être les ornements de leur siècle. Qu'ont-ils voulu, ces hommes rares, sinon des louanges et la gloire 30 que les hommes donnent? Peut-être que, pour les confondre, Dieu refusera cette gloire à leurs vains désirs? —

Non; il les confond mieux en la leur donnant, et même au delà de leur attente. Cet Alexandre, qui ne voulait que faire du bruit dans le monde, y en fait plus qu'il n'aurait osé espérer. Il faut encore qu'il se trouve dans 5 tous nos panégyriques; et il semble, par une espèce de fatalité glorieuse à ce conquérant, qu'aucun prince ne puisse recevoir de louanges qu'il ne les partage. S'il a fallu quelque récompense à ces grandes actions des Romains, Dieu leur en a su trouver une convenable à leurs IO mérites comme à leurs désirs. Il leur donne pour récompense l'empire du monde, comme un présent de nul prix: O rois, confondez-vous dans votre grandeur: conquérants, ne vantez pas vos victoires. Il leur donne pour récompense la gloire des hommes: récompense qui ne vient pas 15 jusqu'à eux; qui s'efforce de s'attacher, à quoi? peut-être à leurs médailles, ou à leurs statues déterrées, restes des ans et des barbares; aux ruines de leurs monuments et de leurs ouvrages qui disputent avec le temps; ou plutôt à leur idée, à leur ombre, à ce qu'on appelle leur nom. 20 Voilà le digne prix de tant de travaux, et dans le comble de leurs vœux la conviction de leur erreur. Venez, rassasiez-vous, grands de la terre: saisissez-vous, si vous pouvez, de ce fantôme de gloire, à l'exemple de ces grands hommes que vous admirez. Dieu, qui punit leur orgueil 25 dans les enfers, ne leur a pas envié, dit saint Augustin, cette gloire tant désirée; et «vains, ils ont reçu une récompense aussi vaine que leurs désirs»: Receperunt mercedem suam, vani vanam.

III

Il n'en sera pas ainsi de notre grand prince: l'heure de 30 Dieu est venue, heure attendue, heure désirée, heure de

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miséricorde et de grâce. Sans être averti par la maladie, sans être pressé1 par le temps, il exécute ce qu'il méditait. Un sage religieux,2 qu'il appelle exprès, règle les affaires de sa conscience: il obéit, humble chrétien, à sa décision; et nul n'a jamais douté de sa bonne foi. Dès lors aussi on le vit toujours sérieusement occupé du soin de se vaincre soi-même, de rendre vaines toutes les attaques de ses insupportables douleurs, d'en faire par sa soumission un continuel sacrifice. Dieu, qu'il invoquait avec foi, lui donna le goût de son Écriture, et dans ce livre divin la 10 solide nourriture de la piété. Ses conseils se réglaient plus que jamais par la justice: on y soulageait la veuve et l'orphelin; et le pauvre en approchait avec confiance. Sérieux autant qu'agréable père de famille, dans les douceurs qu'il goûtait avec ses enfants, il ne cessait de leur 15 inspirer les sentiments de la véritable vertu; et ce jeune prince son petit-fils 3 se sentira éternellement d'avoir été cultivé par de telles mains. Toute sa maison profitait de son exemple. Plusieurs de ses domestiques avaient été malheureusement nourris dans l'erreur 4 que la France 20 tolérait alors: combien de fois l'a-t-on vu inquiété de leur salut, affligé de leur résistance, consolé par leur conversion! Avec quelle incomparable netteté d'esprit leur faisait-il voir l'antiquité et la vérité de la religion catholique! Ce n'était plus cet ardent vainqueur, qui semblait vou- 25 loir tout emporter: c'était une douceur, une patience, une

1 Condé s'était tourné vers la religion, trois ans avant sa mort. 2 Le Père Deschamps, jésuite.

3 Le duc de Bourbon (1668-1710).

Le protestantisme avait été toléré en France jusqu'à la révocation, deux ans auparavant, de l'Édit de Nantes. Remarquez les attaques continuelles de Bossuet contre toute religion, sauf le catholicisme. Cf. l'Oraison Funèbre de Henriette d'Angleterre.

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charité qui songeait à gagner les cœurs, et à guérir les esprits malades. Ce sont, Messieurs, ces choses simples, gouverner sa famille, édifier ses domestiques, faire justice et miséricorde, accomplir le bien que Dieu veut et souffrir les maux qu'il envoie; ce sont ces communes pratiques de la vie chrétienne, que Jésus-Christ louera au dernier jour devant ses saints anges et devant son père céleste. Les histoires seront abolies avec les empires, et il ne se parlera plus de tous ces faits éclatants dont elles sont pleines.

Il s'affaiblissait, ce grand prince, mais la mort cachait ses approches. Lorsqu'on le crut en meilleur état, et que le duc d'Enghien, toujours partagé entre les devoirs de fils et de sujet, était retourné par son ordre auprès du roi, tout change en un moment, et on déclare au prince sa 15 mort prochaine. Chrétiens, soyez attentifs, et venez apprendre à mourir; ou plutôt venez apprendre à n'attendre pas la dernière heure pour commencer à bien vivre. Quoi! attendre à commencer une vie nouvelle, lorsqu'entre les mains de la mort, glacés sous ses froides mains, vous ne 20 saurez si vous êtes avec les morts ou encore avec les vivants! Ah! prévenez par la pénitence cette heure de troubles et de ténèbres. Par là, sans être étonné de cette dernière sentence qu'on lui prononça, le prince demeure un moment dans le silence; et tout à coup: «O mon Dieu! 25 dit-il, vous le voulez, votre volonté soit faite: je me jette entre vos bras; donnez-moi la grâce de bien mourir.>> Que désirez-vous davantage? Dans cette courte prière vous voyez la soumission aux ordres de Dieu, l'abandon à sa providence, la confiance en sa grâce, et toute la piété. Dès lors aussi, tel qu'on l'avait vu dans tous ses combats, résolu, paisible, occupé sans inquiétude de ce qu'il fallait

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faire pour les soutenir, tel fut-il à ce dernier choc; et la mort ne lui parut pas plus affreuse, pâle et languissante, que lorsqu'elle se présente au milieu du feu sous l'éclat de la victoire qu'elle montre seule . . .

Ce que le prince commença ensuite pour s'acquitter 5 des devoirs de la religion mériterait d'être raconté à toute la terre: non à cause qu'il est remarquable, mais à cause pour ainsi dire qu'il ne l'est pas, et qu'un prince si exposé à tout l'univers ne donne rien aux spectateurs. N'attendez donc pas, Messieurs, de ces magnifiques paroles qui 10 ne servent qu'à faire connaître, sinon un orgueil caché, du moins les efforts d'une âme agitée qui combat ou qui dissimule son trouble secret. Le prince de Condé ne sait ce que c'est de prononcer de ces pompeuses sentences; et dans la mort comme dans la vie, la vérité fit toujours 15 toute sa grandeur. Sa confession fut humble, pleine de componction et de confiance. Il ne lui fallut pas longtemps pour la préparer: la meilleure préparation pour celle des derniers temps, c'est de ne les attendre pas.

Mais, Messieurs, prêtez l'oreille à ce qui va suivre. A 20 la vue du saint viatique qu'il avait tant désiré, voyez comme il s'arrête sur ce doux objet. Alors il se souvint des irrévérences, dont, hélas! on déshonore ce divin mystère. Les chrétiens ne connaissent plus la sainte frayeur dont on était saisi autrefois à la vue du sacrifice. On 25 dirait qu'il eût cessé d'être terrible, comme l'appelaient les saints Pères, et que le sang de notre victime n'y coule pas encore aussi véritablement que sur le Calvaire. Loin de trembler devant les autels, on y méprise Jésus-Christ présent; et dans un temps où tout un royaume se remue 30 pour la conversion des hérétiques, on ne craint point d'en autoriser les blasphèmes. Gens du monde, vous ne pen

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