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voyance? C'était une de ses maximes, qu'il fallait craindre les ennemis de loin, pour ne les plus craindre de près et se réjouir à leur approche . . . Rien n'échappe à sa prévoyance... Il tenait pour maxime qu'un habile capitaine 5 peut bien être vaincu, mais qu'il ne lui est pas permis d'être surpris. Aussi lui devons-nous cette louange, qu'il ne l'a jamais été. A quelque heure et de quelque côté que viennent les ennemis, ils le trouvent toujours sur ses gardes, toujours prêt à fondre sur eux et à prendre ses 10 avantages: comme une aigle qu'on voit toujours, soit qu'elle vole au milieu des airs, soit qu'elle se pose sur le haut de quelque rocher, porter de tous côtés des regards perçants, et tomber si sûrement sur sa proie, qu'on ne peut éviter ses ongles non plus que ses yeux. Aussi vifs 15 étaient les regards, aussi vite et impétueuse était l'attaque, aussi fortes et inévitables étaient les mains du prince de Condé. En son camp on ne connaît point les vaines terreurs, qui fatiguent et rebutent plus que les véritables. Toutes les forces demeurent entières pour 20 les vrais périls: tout est prêt au premier signal; et, comme dit le prophète, «toutes les flèches sont aiguisées, et tous les arcs sont tendus» . . .

Quoiqu'une heureuse naissance eût apporté de si grands dons à notre prince, il ne cessait de l'enrichir par ses ré25 flexions. Les campements de César firent son étude. Je me souviens qu'il nous ravissait, en nous racontant comme en Catalogne, dans les lieux où ce fameux capitaine, par l'avantage des postes, contraignit cinq légions romaines et deux chefs1 expérimentés à poser les armes sans combat,

1 Afranius et Petreius, lieutenants de Pompée. (Cf. César, De Bello civ., Livre I.)

lui-même il avait été reconnaître les rivières et les montagnes qui servirent à ce grand dessein: et jamais un si digne maître n'avait expliqué par de si doctes leçons les Commentaires de César. Les capitaines des siècles futurs lui rendront un honneur semblable. On viendra étudier 5 sur les lieux1 ce que l'histoire racontera du campement de Piéton,2 et des merveilles dont il fut suivi. On remarquera dans celui de Châtenoy3 l'éminence qu'occupa ce grand capitaine, et le ruisseau dont il se couvrit sous le canon du retranchement de Selestad. Là on lui verra io mépriser l'Allemagne conjurée, suivre à son tour les ennemis, quoique plus forts, rendre leurs projets inutiles, et leur faire lever le siège de Saverne, comme il avait fait un peu auparavant celui de Haguenau.5 C'est par de semblables coups, dont sa vie est pleine, qu'il a porté si haut 15 sa réputation, que ce sera dans nos jours s'être fait un nom parmi les hommes et s'être acquis un mérite dans les troupes, d'avoir servi sous le prince de Condé; et comme un titre pour commander, de l'avoir vu faire ...

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Mais ce qu'un sage général doit le mieux. connaître, 20 c'est ses soldats et ses chefs. Car de là vient ce parfait concert qui fait agir les armées comme un seul corps, ou pour parler avec l'Écriture, «comme un seul homme»:

1 Allusions à la campagne d'Alsace, dirigée par Condé et Turenne, contre la Hollande.

2 Ruisseau près de Senef. Condé s'y est si bien retranché que l'ennemi, malgré sa supériorité numérique n'a pas osé l'attaquer.

3 En Lorraine; Condé y tint Montecuculli en échec, grâce aux avantages stratégiques de la position.

4 Près de Châtenoy; après la mort de Turenne, Condé y commanda l'armée française (1675).

5 Villes d'Alsace, près de Strasbourg; épisodes de la campagne contre Montecuculli, en 1675.

Egressus est Israel tanquam vir unus. Pourquoi comme un seul homme? Parce que sous un même chef, qui connaît et les soldats et les chefs comme ses bras et ses mains, tout est également vif et mesuré. C'est ce qui donne la 5 victoire; et j'ai ouï dire à notre grand prince qu'à la journée de Nordlingue, ce qui l'assurait du succès, c'est qu'il connaissait M. de Turenne, dont l'habilité consommée n'avait besoin d'aucun ordre pour faire tout ce qu'il fallait. Celui-ci publiait de son côté qu'il agissait sans inIo quiétude, parce qu'il connaissait le prince et ses ordres toujours sûrs. C'est ainsi qu'ils se donnaient mutuellement un repos qui les appliquait chacun tout entier à son action: ainsi finit heureusement la bataille la plus hasardeuse et la plus disputée qui fût jamais.1

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Ç'a été dans notre siècle un grand spectacle, de voir dans le même temps et dans les mêmes campagnes ces deux hommes, que la voix commune de toute l'Europe égalait aux plus grands capitaines des siècles passés: tantôt à la tête de corps séparés; tantôt unis plus encore par 20 le concours des mêmes pensées que par les ordres que l'inférieur recevait de l'autre; tantôt opposés2 front à front, et redoublant l'un dans l'autre l'activité et la vigilance: comme si Dieu, dont souvent, selon l'Écriture, la sagesse se joue dans l'univers, eût voulu nous les montrer en 25 toutes les formes, et nous montrer ensemble tout ce qu'il

1 A la bataille de Nordlingue, les Français furent repoussés plusieurs fois avant que Merci, blessé enfin grièvement, se rendît.

2 Turenne, considéré comme l'égal de Condé comme général, était de naissance moins noble, et par là son inférieur hiérarchique. Ils unirent leurs efforts pour la France dans la campagne d'Allemagne, en 1645, et dans la première guerre de la Fronde. Mais ils combattirent dans des camps opposés lors de la seconde guerre de la Fronde; Turenne était resté fidèle à la cour, et Condé était passé au service de l'Espagne.

peut faire des hommes. Que de campements, que de belles marches, que de hardiesses, que de précautions, que de périls, que de ressources! Vit-on jamais en deux hommes les mêmes vertus avec des caractères si divers, pour ne pas dire si contraires? L'un' paraît agir par des 5 réflexions profondes, et l'autre par des soudaines illuminations: celui-ci par conséquent plus vif, mais sans que son feu eût rien de précipité; celui-là d'un air plus froid sans jamais rien avoir de lent, plus hardi à faire qu'à parler, résolu et déterminé au dedans, lors même qu'il parais- 10 sait embarrassé au dehors. L'un, dès qu'il parut dans les armées, donne une haute idée de sa valeur, et fait attendre quelque chose d'extraordinaire; mais toutefois s'avance par ordre, et vient comme par degrés aux prodiges2 qui ont fini le cours de sa vie: l'autre, comme un homme in- 15 spiré, dès sa première bataille s'égale aux maîtres les plus consommés. L'un, par de vifs et continuels efforts, emporte l'admiration du genre humain, et fait taire l'envie; l'autre jette d'abord une si vive lumière, qu'elle n'osait l'attaquer. L'un enfin, par la profondeur de son génie et 20 les incroyables ressources de son courage, s'élève au-dessus des plus grands périls, et sait même profiter de toutes les infidélités de la fortune: l'autre, et par l'avantage d'une si haute naissance, et par ces grandes pensées que le Ciel envoie, et par une espèce d'instinct admirable dont 25 les hommes ne connaissent pas le secret, semble né pour entraîner la fortune dans ses desseins et forcer les destinées. Et afin que l'on vît toujours dans ces deux hommes de grands caractères, mais divers, l'un, emporté d'un coup

1 Turenne.

2 La délivrance d'Alsace (1675). Turenne fut tué au cours de cette campagne, à Salzbach, le 27 juillet.

soudain, meurt pour son pays comme un Judas le Machabée1; l'armée le pleure comme son père, et la cour2 et tout le peuple gémit; sa piété est louée comme son courage, et sa mémoire ne se flétrit point par le temps: l'autre, élevé 5 par les armes au comble de la gloire comme un David, comme lui meurt dans son lit en publiant les louanges de Dieu et instruisant sa famille, et laisse tous les cœurs remplis tant de l'éclat de sa vie que de la douceur de sa mort. Quel spectacle de voir et d'étudier ces deux Io hommes, et d'apprendre de chacun d'eux toute l'estime que méritait l'autre! C'est ce qu'a vu notre siècle: et ce qui est encore plus grand, il a vu un roi se servir de ces deux grands chefs, et profiter du secours du Ciel; et après qu'il en est privé par la mort de l'un et les maladies de 15 l'autre,3 concevoir de plus grands desseins, exécuter de plus grandes choses, s'élever au-dessus de lui-même, surpasser et l'espérance des siens et l'attente de l'univers: tant est haut son courage, tant est vaste son intelligence, tant ses destinées sont glorieuses.*

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Voilà, Messieurs, les spectacles que Dieu donne à l'univers; et les hommes qu'il y envoie quand il y veut faire éclater, tantôt dans une nation, tantôt dans une autre, selon ses conseils éternels, sa puissance ou sa sagesse . . . C'est de Dieu que viennent ces dons: qui en doute?

1 Judas, le Macchabée, avait délivré Jérusalem des Syriens (163 av. J. C.), mais périt trois ans après dans une bataille lors d'une nouvelle attaque des envahisseurs.

2 Mme de Sévigné dit de sa mort: «Toute la cour fut en larmes; M. de Condom pensa s'évanouir.»

3 Après 1675 Condé se retira à Chantilly à cause de ses infirmités. 4 Cette comparaison entre Turenne et Condé avait indisposé certains contemporains, mais Bossuet veut ignorer la différence dans le rang de noblesse, et ne considérer que l'égalité dans les talents et les actions.

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