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pas ouï les victoires du prince de Condé et les merveilles de sa vie? On les raconte partout: le Français qui les vante n'apprend rien à l'étranger, et quoi que je puisse aujourd'hui vous en rapporter, toujours prévenu par vos 5 pensées, j'aurai encore à répondre au secret reproche que vous me ferez, d'être demeuré beaucoup au-dessous. Nous ne pouvons rien, faibles orateurs, pour la gloire des âmes extraordinaires: le Sage a raison de dire que <«<leurs seules actions les peuvent louer»: toute autre lou10 ange languit auprès des grands noms; et la seule simplicité d'un récit fidèle pourrait soutenir la gloire du prince de Condé. Mais en attendant que l'histoire, qui doit ce récit aux siècles futurs, le fasse paraître, il faut satisfaire, comme nous pourrons, à la reconnaissance publique et 15 aux ordres du plus grand de tous les rois. Que ne doit point le royaume à un prince qui a honoré la maison de France, tout le nom français, son siècle, et pour ainsi dire l'humanité tout entière? Louis le Grand2 est entré lui-même dans ces sentiments. Après avoir pleuré ce 20 grand homme, et lui avoir donné par ses larmes, au milieu

de toute sa cour, le plus glorieux éloge qu'il pût recevoir, il assemble dans un temple si célèbre ce que son royaume a de plus auguste pour y rendre des devoirs publics à la mémoire de ce prince; et il veut que ma faible voix anime 25 toutes ces tristes représentations et tout cet appareil funèbre. Faisons donc cet effort sur notre douleur.

Ici un plus grand objet, et plus digne de cette chaire, se présente à ma pensée. C'est Dieu qui fait les guerriers et

1 Condé, le premier prince du sang; son arrière-grand-père fut l'oncle de Henri IV.

2 Louis XIV; le titre de «Louis le Grand» lui avait été conféré par la ville de Paris, en 1680.

les conquérants. «C'est vous, lui disait David, qui avez instruit mes mains à combattre, et mes doigts à tenir l'épée.» S'il inspire le courage, il ne donne pas moins les autres grandes qualités naturelles et surnaturelles, et du cœur et de l'esprit. Tout part de sa puissante main: 5 c'est lui qui envoie du ciel les généreux sentiments, les sages conseils et toutes les bonnes pensées. Mais il veut que nous sachions distinguer entre les dons qu'il abandonne à ses ennemis, et ceux qu'il réserve à ses serviteurs. Ce qui distingue ses amis d'avec tous les autres, 10 c'est la piété: jusqu'à ce qu'on ait reçu ce don du ciel, tous les autres non seulement ne sont rien, mais encore tournent en ruine à ceux qui en sont ornés. Sans ce don inestimable de la piété, que serait-ce que le prince de Condé avec tout ce grand cœur et ce grand génie? Non, 15 mes Frères, si la piété n'avait comme consacré ses autres vertus, ni ces princes1 ne trouveraient aucun adoucissement à leur douleur, ni ce religieux pontife2 aucune confiance dans ses prières, ni moi-même aucun soutien aux louanges que je dois à un si grand homme. Poussons 20 donc à bout la gloire humaine par cet exemple: détruisons l'idole des ambitieux; qu'elle tombe anéantie devant ces autels. Mettons ensemble aujourd'hui, car nous le pouvons dans un si noble sujet, toutes les plus belles qualités d'une excellente nature; et à la gloire de la vérité, mon- 25 trons dans un prince admiré de tout l'univers que ce qui fait les héros, ce qui porte la gloire du monde jusqu'au comble: valeur, magnanimité, bonté naturelle, voilà pour le cœur: vivacité, pénétration, grandeur et sublimité de

1 Le fils de Condé, duc d'Enghien; le petit-fils, duc de Bourbon; le neveu, prince de Conti.

2 L'archevêque de Paris, Harlay de Champvallon.

génie, voilà pour l'esprit, ne seraient qu'une illusion, si la piété ne s'y était jointe: et enfin, que la piété est le tout de l'homme. C'est, Messieurs, ce que vous verrez dans la vie éternellement mémorable de très haut et très puis5 sant prince Louis de Bourbon, Prince de Condé, premier prince du sang.

I

Dieu nous a révélé que lui seul il fait les conquérants, et que seul il les fait servir à ses desseins. Quel autre a fait un Cyrus, si ce n'est Dieu, qui l'avait nommé deux cents IO ans avant sa naissance dans les oracles d'Isaïe? «Tu n'es pas encore, lui disait-il, mais je te vois, et je t'ai nommé par ton mon: tu t'appelleras Cyrus: je marcherai devant toi dans les combats: à ton approche je mettrai les rois en fuite: je briserai les portes d'airain: c'est moi qui 15 étends les cieux, qui soutiens la terre, qui nomme ce qui

n'est pas, comme ce qui est:» c'est-à-dire c'est moi qui fais tout, et moi qui vois dès l'éternité tout ce que je fais. Quel autre a pu former un Alexandre, si ce n'est ce même Dieu, qui en a fait voir de si loin et par des figures si 20 vives l'ardeur indomptable à son prophète Daniel? «Le voyez-vous, dit-il, ce conquérant; avec quelle rapidité il s'élève de l'occident comme par bonds, et ne touche pas à terre?» Semblable dans ses sauts hardis et dans sa légère démarche à ces animaux vigoureux et bondissants, il ne 25 s'avance que par vives et impétueuses saillies, et n'est arrêté ni par montagnes ni par précipices. Déjà le roi de Perse est entre ses mains: «A sa vue il s'est animé: efferatus est in eum,» dit le prophète; «il l'abat, il le foule aux pieds: nul ne le peut défendre des coups qu'il lui porte, 30 ni lui arracher sa proie.» A n'entendre que ces paroles

de Daniel, qui croiriez-vous voir, Messieurs, sous cette figure, Alexandre ou le prince de Condé?

Dieu donc lui avait donné cette indomptable valeur pour le salut de la France durant la minorité d'un roi de quatre ans. Laissez-le croître, ce roi chéri du ciel; tout 5 cédera à ses exploits: supérieur aux siens comme aux ennemis, il saura tantôt se servir, tantôt se passer de ses plus fameux capitaines; et seul, sous la main de Dieu, qui sera continuellement à son secours, on le verra l'assuré rempart de ses états.2 Mais Dieu avait choisi le duc IO d'Enghien pour le défendre dans son enfance. Aussi, vers les premiers jours de son règne, à l'âge de vingt-deux ans, le duc conçut un dessein où les vieillards expérimentés 3 ne purent atteindre: mais la victoire le justifia devant Rocroy. L'armée ennemie est plus forte, il est vrai: elle 15 est composée de ces vieilles bandes wallonnes, italiennes et espagnoles, qu'on n'avait pu rompre jusqu'alors. Mais pour combien fallait-il compter le courage qu'inspirait à nos troupes le besoin pressant de l'État, les avantages passés, et un jeune prince du sang qui portait la victoire 20 dans ses yeux? Don Francisco de Mellos l'attend de 5 pied ferme; et, sans pouvoir reculer, les deux généraux et les deux armées semblent avoir voulu se renfermer dans des bois et dans des marais pour décider leur querelle, comme deux braves, en champ clos. Alors que ne vit-on 25 pas? Le jeune prince parut un autre homme. Touchée

1 Louis XIV, né en 1638, devint roi en 1643. Anne d'Autriche fut Régente jusqu'en 1651, date de la majorité de Louis XIV.

2 Voir p. 281, notre note 1.

3 Le maréchal de L'Hôpital, et ses généraux s'étaient opposés au plan d'attaque devant Rocroy.

=

4 Wallonie
5 Gouverneur des Pays-Bas espagnols.

ancien nom d'une partie des Pays-Bas.

d'un si digne objet, sa grande âme se déclara tout entière: son courage croissait avec les périls et ses lumières avec son ardeur. A la nuit qu'il fallut passer en présence des ennemis, comme un vigilant capitaine, il reposa le 5 dernier: mais jamais il ne reposa plus paisiblement. A la veille d'un si grand jour, et dès la première bataille, il est tranquille, tant il se trouve dans son naturel: et on sait que le lendemain, à l'heure marquée, il fallut réveiller d'un profond sommeil cet autre Alexandre.1 Le voyez10 vous comme il vole, ou à la victoire, ou à la mort? Aussitôt qu'il eut porté de rang en rang l'ardeur dont il était animé, on le vit presque en même temps pousser l'aile droite des ennemis, soutenir la nôtre ébranlée, rallier le Français à demi vaincu, mettre en fuite l'Espagnol vic15 torieux, porter partout la terreur, et étonner de ses regards étincelants ceux qui échappaient à ses coups.

Restait cette redoutable infanterie de l'armée d'Espagne, dont les gros bataillons serrés, semblables à autant de tours, mais à des tours qui sauraient réparer leurs 20 brèches, demeuraient inébranlables au milieu de tout le reste en déroute, et lançaient des feux de toutes parts. Trois fois le jeune vainqueur s'efforça de rompre ces intrépides combattants: trois fois il fut repoussé par le valeureux comte de Fontaines,2 qu'on voyait porté dans 25 sa chaise, et, malgré ses infirmités, montrer qu'une âme guerrière est maîtresse du corps qu'elle anime. Mais enfin il faut céder. C'est en vain qu'à travers des bois, avec sa cavalerie toute fraîche, Bek3 précipite sa marche

1 L'histoire raconte qu'Alexandre dormit profondément la nuit précédant l'importante bataille d'Arbelles contre Darius (331 av. J. C.) 2 Pedro, comte de Fuentes (1560-1644), commandant l'armée espagnole, malgré son grand âge. Il mourut à Rocroy.

Chef des contingents allemands au service des Espagnols.

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