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[Voici un passage de la Lettre sixième qui explique comment le jésuite propose d'écarter l'autorité de l'Écriture et de l'Église:

«. . . Il m'en a instruit, en effet, dans ma seconde visite, dont voici le récit.

Ce bon père me parla de cette sorte: «Une des manières dont nous accordons ces contradictions apparentes est par l'interprétation de quelque terme. Par exemple, le pape Grégoire XIV a déclaré que les assassins sont indignes de jouir de l'asile des églises, et qu'on les en doit arracher. Cependant nos vingt-quatre vieillards disent (tr. 6, ex. 4, n. 27): «Que tous ceux qui tuent en trahison ne doivent pas encourir la peine de cette bulle.» Cela vous paraît être contraire, mais on l'accorde, en interprétant le mot d'assassin, comme ils font par ces paroles: «Les assassins ne sont-ils pas indignes de jouir du privilège des églises? Oui, par la bulle de Grégoire XIV. Mais nous entendons par le mot d'assassins, ceux qui ont reçu de l'argent pour tuer quelqu'un en trahison. D'où il arrive que ceux qui tuent sans en recevoir aucun prix, mais seulement pour obliger leurs amis, ne sont pas appelés assassins.» De même il est dit dans l'Évangile: «Donnez l'aumône de votre superflu.» Cependant plusieurs casuistes ont trouvé moyen de décharger les personnes les plus riches de l'obligation de donner l'aumône. Cela vous paraît encore contraire; mais on en fait voir facilement l'accord, en interprétant le mot de superflu; en sorte qu'il n'arrive presque jamais que personne en ait. Et c'est ce qu'a fait le docte Vasquez en cette sorte, dans son Traité de l'aumône, c. 4: «Ce que les personnes du monde gardent pour relever leur condition et celle de leurs parents n'est pas appelé superflu; et c'est pourquoi à peine trouvera-t-on qu'il y ait jamais de superflu chez les gens du monde, et non pas même chez les rois. » — Je vois bien, mon père, que cela suit de la doctrine de Vasquez. Mais que répondrait-on, si l'on objectait qu'afin de faire son salut, il serait donc aussi sûr, selon Vasquez, de ne point donner l'aumône, pourvu qu'on ait assez d'ambition pour n'avoir point de superflu, qu'il est sûr, selon l'Évangile, de n'avoir point d'ambition, afin d'avoir du superflu pour en pouvoir donner l'aumône? — Il faudrait répondre, me dit-il, que toutes ces deux voies sont sûres, selon le même Évangile: l'une selon l'Évangile dans le sens le plus littéral et le plus facile à trouver; l'autre selon le même Évangile, interprêté par Vasquez. Vous voyez par là l'utilité des interprétations. . .»]

2. Les Pensées

[Pascal mourut avant d'avoir pu écrire le grand ouvrage destiné à prouver la vérité de la religion chrétienne. On a publié (1670) de

nombreuses notes qu'il avait laissées, sous le titre de Pensées. Il n'avait laissé aucun plan définitif; aucun des plans adoptés par les éditeurs n'est satisfaisant. Bien des Pensées publiées n'ont apparemment rien à faire avec l'«Apologie du Christianisme.» Nous suivons l'ordre ou désordre - de l'édition Havet, la dernière et la plus exacte. (5e éd. 1897.)

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Les idées qui reviennent avec persistance sont: L'homme qui réfléchit a conscience de sa fragilité dans la nature. Cette «pensée»> fait sa grandeur; car les forces brutales et immenses qui l'écrasent ne savent pas leur puissance, et lui, l'homme, sait sa faiblesse. L'homme aspire à sortir de son néant. Cependant la «pensée» qui lui a mis au cœur cette aspiration, ne lui aide aucunement à la satisfaire. Au contraire, la raison humaine, quand nous nous adressons à elle, loin de nous montrer une voie de salut, augmente encore notre sens d'impuissance; plus elle cherche à pénétrer la vérité des choses, plus elle s'enfonce dans des contradictions; il faut renoncer à trouver dans la philosophie. Plusieurs religions déclarent avoir une «révélation» divine de la vérité. Parmi celles-ci il en est une qui repose toute sur cette fragilité humaine et sur son besoin de délivrance: c'est le Christianisme. Ses dogmes ne sont pas établis sur la raison philosophique; mais elle satisfait le cœur; et «le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas.>>]

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Art. I. 1. Que l'homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté; qu'il éloigne sa vue des objets bas qui l'environnent; qu'il regarde cette éclatante lumière mise comme une lampe éternelle pour éclairer l'univers; que la terre lui paraisse comme un 5 point, au prix du vaste tour1 que cet astre décrit, et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour lui-même n'est qu'une pointe très délicate à l'égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s'arrête là, que l'imagination passe outre: elle se las- 10

1 Pascal croyait encore au système géocentrique. Copernic n'avait vécu qu'au xvre siècle; et Galilée avait été condamné pour sa croyance au système héliocentrique en 1633. Descartes croyait au mouvement de la terre autour du soleil, mais il n'osa pas publier le Traité du monde qu'il avait écrit cette même année, 1633, et dans lequel il exposait cette opinion.

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sera plus tôt de concevoir que la nature de fournir. Tout ce monde visible n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature. Nulle idée n'en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au delà des es5 paces imaginables, nous n'enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C'est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin, c'est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée.

Que l'homme, étant revenu à soi, considère ce qu'il est au prix de ce qui est; qu'il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature, et que, de ce petit cachot1 où il se trouve logé, j'entends l'univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même 15 son juste prix.

Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini? Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu'il recherche dans ce qu'il connaît les choses les plus délicates. Qu'un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des 20 parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs2 dans ces gouttes; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces con25 ceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours; il pensera peut-être

1 Pascal se représentait la «nature» comme composée d'un grand nombre de systèmes planétaires ou «univers» juxtaposés, chacun de ceux-ci étant infiniment petit — un «cachot>> dans ce nombre immense.

2 humeurs..

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vapeurs... gouttes. Termes médicaux du xvii® siècle pour désigner des substances indéfinies, et couvrant l'ignorance de ceux qui les employaient,

que c'est là l'extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non-seulement l'univers visible, mais l'immensité qu'on peut concevoir de la nature, dans l'enceinte de ce raccourci d'atome. Qu'il y voie une infinité d'univers, 5 dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible; dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné; et, trouvant encore dans les autres la même chose, sans fin et sans repos, qu'il 10 se perde dans ces merveilles, aussi étonnantes, dans leur petitesse, que les autres dans leur étendue; car qui n'admirera que notre corps, qui tantôt n'était pas perceptible dans l'univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde, ou plutôt un 15 tout, à l'égard du néant où l'on ne peut arriver?

Qui se considère de la sorte s'effrayera de soi-même, et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux abîmes de l'infini et du néant, il tremblera à la vue de ces merveilles; et je crois que, sa 20 curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu'à les rechercher avec présomption.

Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un 25 milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable; également incapable de voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti . . .

2. Je puis bien concevoir un homme sans mains, pieds, tête, car ce n'est que l'expérience qui nous apprend que

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la tête est plus nécessaire que les pieds. Mais je ne puis concevoir l'homme sans pensée, ce serait une pierre ou une brute.

3. La grandeur de l'homme est grande en ce qu'il se 5 connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable. C'est donc être misérable que de se connaître misérable; mais c'est être grand que de connaître qu'on est misérable. Toutes ces misères-là mêmes prouvent sa grandeur. Ce sont misères de grand seigneur, misères d'un roi dé10 possédé.

6. L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser. Une vapeur, une goutte d'eau, suffit pour le tuer. Mais quand l'univers 15 l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt, et l'avantage que l'univers a sur lui. L'univers n'en sait rien.

Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C'est de là qu'il faut nous relever, et non de l'espace et de la 20 durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser: voilà le principe de la morale.

Art. II. 3. La vanité est si ancrée dans le cœur de l'homme, qu'un soldat, un goujat, un cuisinier, un crocheteur se vante et veut avoir ses admirateurs: et les 25 philosophes mêmes en veulent. Et ceux qui écrivent contre veulent avoir la gloire d'avoir bien écrit; et ceux qui le lisent veulent avoir la gloire de l'avoir lu; et moi qui écris ceci, ai peut-être cette envie; et peut-être que ceux qui le liront...

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Art. III.—3. ... Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a au-des

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