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vent-ils consentir à des maximes si différentes? C'est ce qu'il faut vous apprendre, me répliqua-t-il.

Sachez donc que leur objet n'est pas de corrompre les mœurs: ce n'est pas leur dessein. Mais ils n'ont pas aussi pour unique but celui de les réformer: ce serait une mau- 5 vaise politique. Voici quelle est leur pensée. Ils ont assez bonne opinion d'eux-mêmes pour croire qu'il est utile et comme nécessaire au bien de la religion que leur crédit s'étende partout, et qu'ils gouvernent toutes les consciences. Et, parce que les maximes évangéliques et 10 sévères sont propres pour gouverner quelques sortes de personnes, ils s'en servent dans ces occasions où elles leur sont favorables. Mais, comme ces mêmes maximes ne s'accordent pas au dessein de la plupart des gens, ils les laissent à l'égard de ceux-là, afin d'avoir de quoi satis- 15 faire tout le monde. C'est pour cette raison que, ayant affaire à des personnes de toutes sortes de conditions et de nations si différentes, il est nécessaire qu'ils aient des casuistes1 assortis à toute cette diversité.

De ce principe vous jugez aisément que, s'ils n'avaient 20 que des casuistes relâchés, ils ruineraient leur principal dessein, qui est d'embrasser tout le monde, puisque ceux qui sont véritablement pieux cherchent une conduite plus sévère. Mais, comme il n'y en a pas beaucoup de cette sorte, ils n'ont pas besoin de beaucoup de directeurs 25 sévères pour les conduire. Ils en ont peu pour peu; au lieu que la foule des casuistes relâchés s'offre à la foule de ceux qui cherchent le relâchement.

C'est par cette conduite obligeante et accommodante, comme l'appelle le père Petau, qu'ils tendent les bras à 30. tout le monde. Car, s'il se présente à eux quelqu'un qui 1 Casuistes qui discutent des cas de conscience morale.

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soit tout résolu de rendre des biens mal acquis ne craignez pas qu'ils l'en détournent. Ils loueront au contraire et confirmeront une si sainte résolution. Mais qu'il en vienne un autre qui veuille avoir l'absolution sans resti5 tuer, la chose sera bien difficile, s'ils n'en fournissent des moyens dont ils se rendront les garants.

Par là ils conservent tous leurs amis, et se défendent contre tous leurs ennemis. Car, si on leur reproche leur extrême relâchement, ils produisent incontinent au public 10 leurs directeurs austères, avec quelques livres qu'ils ont faits de la rigueur de la loi chrétienne; et les simples, et ceux qui n'approfondissent pas plus avant les choses, se contentent de ces preuves.

Ainsi ils en ont pour toutes sortes de personnes, et 15 répondent si bien selon ce qu'on leur demande, que, quand ils se trouvent en des pays où un Dieu crucifié passe pour folie, ils suppriment le scandale de la croix, et ne prêchent que Jésus-Christ glorieux, et non pas JésusChrist souffrant: comme ils ont fait dans les Indes et dans 20 la Chine, où ils ont permis aux chrétiens l'idolâtrie même, par cette subtile invention de leur faire cacher sous leurs habits une image de Jésus-Christ à laquelle ils leur enseignent de rapporter mentalement1 les adorations publiques qu'ils rendent à l'idole Cachinchoam et à leur 25 Keum-fucum; comme Gravina, dominicain,2 le leur reproche, et comme le témoigne le mémoire, en espagnol, présenté au roi d'Espagne Philippe IV, par les cordeliers des îles Philippines, rapporté par Thomas Hurtado dans son livre du Martyre de la foi, page 427. De telle sorte

1 Exemple d'application de la doctrine des «Équivoques.»

2 Dominicains . . . Cordeliers = ordres religieux qui avaient aussi des missionnaires en Chine et aux îles Philippines.

que la congrégation des cardinaux de propaganda fide fut obligée de défendre particulièrement aux jésuites, sous peine d'excommunication, de permettre des adorations d'idole sous aucun prétexte, et de cacher le mystère de la croix à ceux qu'ils instruisent de la religion, leur com- 5 mandant expressément de n'en recevoir aucun au baptême qu'après cette connaissance, et leur ordonannt d'exposer dans leurs églises l'image du crucifix, comme il est porté amplement dans le décret de cette congrégation, donné le 9 juillet 1646, signé par le cardinal Capponi.

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Voilà de quelle manière ils se sont répandus par toute la terre à la faveur de la doctrine des opinions probables,1 qui est la source et la base de tout ce dérèglement. C'est ce qu'il faut que vous appreniez d'eux-mêmes; car ils ne le cachent à personne, non plus que tout ce que vous 15 venez d'entendre, avec cette seule différence, qu'ils couvrent leur prudence humaine et politique du prétexte d'une prudence divine et chrétienne, comme si la foi et la tradition qui la maintient n'étaient pas toujours une et invariable dans tous les temps et dans tous les lieux; comme 20 si c'était à la règle à se fléchir pour convenir au sujet qui doit lui être conforme; et comme si les âmes n'avaient, pour se purifier de leurs taches qu'à corrompre la loi du Seigneur; au lieu «que la loi du Seigneur, qui est sans tache et toute sainte, est celle qui doit convertir les âmes,» 25 et les conformer à ses salutaires instructions!

Allez donc, je vous prie, voir ces bons pères, et je m'assure que vous remarquerez aisément dans le relâchement de leur morale la cause de leur doctrine touchant

1 Cette doctrine sera développée plus bas; selon elle, l'autorisation de cette supercherie ayant été donnée par un religieux dont l'opinion compte, pouvait être acceptée par ses collègues.

la grâce. Vous y verrez les vertus chrétiennes si inconnues et si dépourvues de la charité, qui en est l'âme et la vie; vous y verrez tant de crimes palliés, et tant de désordres soufferts, que vous ne trouverez plus étrange qu'ils 5 soutiennent que tous les hommes ont toujours assez de grâce pour vivre dans la piété de la manière qu'ils l'entendent. Comme leur morale est toute païenne, la nature suffit pour l'observer. Quand nous soutenons la nécessité de la grâce efficace,1 nous lui donnons d'autres vertus 10 pour objet. Ce n'est pas simplement pour guérir les vices par d'autres vices; ce n'est pas seulement pour faire pratiquer aux hommes les devoirs extérieurs de la religion; c'est pour une vertu plus haute que celle des pharisiens et des plus sages du paganisme. La loi et la raison 15 sont des grâces suffisantes pour ces effets. Mais pour dégager l'âme de l'amour du monde, pour la retirer de ce qu'elle a de plus cher, pour la faire mourir à soi-même, pour la porter et l'attacher uniquement et invariablement à Dieu, ce n'est l'ouvrage que d'une main toute20 puissante. Et il est aussi peu raisonnable de prétendre que l'on a toujours un plein pouvoir, qu'il le serait de nier que ces vertus destituées d'amour de Dieu, lesquelles ces bons pères confondent avec les vertus chrétiennes, ne sont pas en notre puissance.»>

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Voilà comment il me parla, et avec beaucoup de douleur; car il s'afflige sérieusement de tous ces désordres. Pour moi, j'estimai ces bons pères de l'excellence de leur politique, et je fus, selon son conseil, trouver un bon casuiste de la société. C'est une de mes anciennes con30 naissances, que je voulus renouveler exprès. Et comme

1 La doctrine fondamentale des jansénistes, que le passage suivant explique.

j'étais instruit de la manière dont il les fallait traiter, je n'eus pas de peine à le mettre en train. Il me fit d'abord mille caresses, car il m'aime toujours, et, après quelques discours indifférents, je pris occasion du temps où nous sommes pour apprendre de lui quelque chose sur le jeûne, 5 afin d'entrer insensiblement en matière. Je lui témoignai donc que j'avais de la peine à le supporter. Il m'exhorta à me faire violence; mais, comme je continuai à me plaindre, il en fut touché et se mit à chercher quelque cause de dispense. Il m'en offrit en effet plusieurs qui ne 10 me convenaient point, lorsqu'il s'avisa enfin de me demander si je n'avais pas de peine à dormir sans souper. «Oui, lui dis-je, mon père, et cela m'oblige souvent à faire collation à midi et à souper1 le soir. - Je suis bien aise, me répliqua-t-il, d'avoir trouvé ce moyen de vous soulager 15 sans péché; allez, vous n'êtes point obligé de jeûner. Je ne veux pas que vous m'en croyiez; venez à la bibliothèque.»

J'y fus, et là, en prenant un livre: «En voici la preuve, me dit-il, et Dieu sait quelle! C'est Escobar. Qui est 20 Escobar, lui dis-je, mon père? - Quoi! vous ne savez pas qui est Escobar de notre société, qui a compilé cette Théologie morale de vingt-quatre de nos pères; sur quoi il fait, dans la préface, une allégorie de ce livre «à celui de l'Apocalypse, qui était scellé de sept sceaux? Et il dit 25 que Jésus l'offre ainsi scellé aux quatre animaux Suarez,

1 souper .. collation: la collation est le léger repas que font les catholiques les jours de jeûne et qui remplace le souper.

2 Chap. IV du Livre de l'Apocalypse, décrivant «un agneau qui était là comme immolé» sur un trône, et qui remit à quatre grands animaux (le lion, le veau, l'homme et l'aigle) et vingt-quatre vieillards, un livre scellé de sept sceaux; ils vont briser les sept sceaux pour interpréter le contenu divin du livre au monde.

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