Page images
PDF
EPUB

Et lorsque la passion ne persuade que des choses dont l'exécution souffre quelque délai, il faut s'abstenir d'en porter sur l'heure aucun jugement, et se divertir par d'autres pensées, jusqu'à ce que le temps et le repos 5 aient entièrement apaisé l'émotion qui est dans le sang. Et enfin, lorsqu'elle incite à des actions touchant lesquelles il est nécessaire qu'on prenne résolution sur-lechamp, il faut que la volonté se porte principalement à considérer et à suivre les raisons qui sont contraires à 10 celles que la passion représente, encore qu'elles paraissent moins fortes: comme lorsqu'on est inopinément attaqué par quelque ennemi, l'occasion ne permet pas qu'on emploie aucun temps à délibérer. Mais ce qu'il me semble que ceux qui sont accoutumés à faire réflexion sur 15 leurs actions peuvent toujours, c'est que, lorsqu'ils se sentiront saisis de la peur, ils tâcheront à détourner leur pensée de la considération du danger, en se représentant les raisons pour lesquelles il y a beaucoup plus de sûreté et plus d'honneur en la résistance qu'en la fuite; et au 20 contraire, lorsqu'ils sentiront que le désir de vengeance et la colère les incite à courir inconsidérément vers ceux qui les attaquent, ils se souviendront de penser que c'est imprudence de se perdre quand on peut sans déshonneur se sauver; et que si la partie est fort inégale, il vaut mieux faire une honnête retraite ou prendre quartier, que s'exposer brutalement à une mort certaine.

25

Art. 212. Que c'est d'elles seules que dépend tout le bien et le mal de cette vie. —Au reste l'âme peut avoir ses plaisirs à part, mais pour ceux qui lui sont communs avec le 30 corps, ils dépendent entièrement des passions, en sorte que les hommes qu'elles peuvent le plus émouvoir sont capables de goûter le plus de douceur en cette vie: il est

vrai qu'ils y peuvent aussi trouver le plus d'amertume, lorsqu'ils ne les savent pas bien employer, et que la fortune leur est contraire; mais la sagesse est principalement utile en ce point, qu'elle enseigne à s'en rendre tellement maître, et à les ménager avec tant d'adresse, que 5 les maux qu'elles causent sont fort supportables, et même qu'on tire de la joie de tous.

CHAPITRE SEPT

PASCAL

1623-1662

1. La Cinquième Provinciale

[L'ordre des Jésuites, ou Compagnie de Jésus, contre qui sont dirigées les Lettres écrites à un provincial (1656–1657) avait été fondé

- par Ignace de Loyola, en 1534 – avant tout en vue de la conversion des hérétiques. Son importance en France fut grande particulièrement au XVIIe siècle; et là son activité consista surtout à empêcher les défections de l'Église; le mouvement de la Réforme avait eu comme effet dans le monde religieux-catholique comme protestant de resserrer la discipline morale; ce joug d'austérité était supporté impatiemment par beaucoup, et souvent par des personnages haut placés dont l'Église désirait le patronage. Les Pères jésuites s'efforcèrent de prouver que la loi divine n'était pas d'une si inhumaine sévérité, mais plutôt que Dieu tenait compte de la fragilité de sa créature, et qu'il n'était pas si rigide que de lui refuser toute joie dans le monde. Le succès extraordinaire de cette indulgence des confesseurs jésuites alarma les chrétiens sérieux. La secte des jansénistes de Port-Royal mit tous ses efforts à lutter contre le danger d'une morale trop facile. Pascal expose du point de vue janséniste la morale jésuite qui sait excuser tous les péchés; il en explique et en attaque certaines doctrines, telles que la «doctrine des Probabilités,» celle «des Équivoques,» celle «des Restrictions mentales.» La Cinquième provinciale explique la «doctrine des Probabilités.»>

Dans les quatre premières Lettres il avait expliqué le point de vue des jansénistes que les jésuites avaient attaqué au sujet des doctrines du pouvoir prochain, de la Grâce suffisante, efficace, et actuelle, des Péchés de Commission et d'Omission. Toutes ces doctrines développent ces idées: que les hommes sont responsables de leurs péchés, car ils se sont servis des facultés (ou Pouvoirs prochains) pour réaliser le mal que Dieu avait rendu seulement possible; et que Dieu seul est auteur du bien parcequ'il faut sa Grâce

surnaturelle (suffisante et actuelle) pour vaincre la nature pécheresse de l'homme. Depuis la Cinquième lettre Pascal cesse de défendre les jansénistes et porte la lutte dans le camp adverse en montrant combien de raisons les jansénistes avaient de s'élever avec indignation contre la morale que les jésuites faisaient prévaloir.

Le mouvement de révolte contre la morale jésuite inaugurée par les jansénistes au XVIIe siècle porta ses fruits au XVIIIe siècle. L'Ordre fut expulsé de France en 1762, supprimé par le pape en 1773, mais rétabli en 1814.]

De Paris, ce 20 mars 1656

Monsieur, voici ce que je vous ai promis.1 Voici les premiers traits de la morale des bons pères jésuites, «de ces hommes éminents en doctrine et en sagesse, qui sont tous conduits par la sagesse divine, qui est plus assurée que toute la philosophie.» Vous pensez peut-être que je 5 raille. Je le dis sérieusement, ou plutôt ce sont euxmêmes qui le disent dans leur livre intitulé Imago primi sæculi. Je ne fais que copier leurs paroles, aussi bien que dans la suite de cet éloge: «c'est une société d'hommes, ou plutôt d'anges, qui a été prédite par Isaïe en ces paroles: 10 Allez, anges prompts et légers.» La prophétie n'en estelle pas claire? «Ce sont des, esprits d'aigles; c'est une troupe de phénix, un auteur ayant montré depuis peu qu'il y en a plusieurs. Ils ont changé la face de la chrétienté.» Il le faut croire, puisqu'ils le disent. Et vous 15 l'allez bien voir dans la suite de ce discours, qui vous apprendra leurs maximes.

J'ai voulu m'en instruire de bonne sorte. Je ne me suis pas fié à ce que notre ami2 m'en avait appris. J'ai voulu les voir eux-mêmes; mais j'ai trouvé qu'il ne m'avait 20

1 A la fin de la lettre précédente, il avait promis de montrer «<le renversement que la doctrine des jésuites apportait dans la morale.» 2 Un janséniste de sa connaissance dont la lettre précédente rapportait la conversation.

rien dit que de vrai Je pense q ne ment jamais. Vous le verrez par le récit de ces conférences.

Lans celle que Jes avec I met de si étranges choses, que j'avais peine à le croire: mais I me les montra Aans les livres de ges pères: de sorte qu'll be me resta à dire pour leur défense, sinon que c'étaient les sentiments de quelques particuliers qu'il n'était pas juste d'imputer au corps. Et en effet, je l'assural que j'en connaissais qui sont aussi sévères que ceux qu'il me ditait sont re10 Achés. Ce fut sur cela qu' me découvrit l'esprit de la société, qui n'est pas connu de tout le monde, et vous serez peut-être bien aise de l'apprendre. Voici ce qu'il me dit:

Vous pensez beaucoup faire en leur faveur, de mon15 trer qu'ils ont de leurs pères aussi conformes aux maximes évangéliques que les autres y sont contraires; et vous concluez de là que ces opinions larges n'appartiennent pas à toute la société. Je le sais bien; car si cela était, ils n'en souffriraient pas qui y fussent si contraires. Mais, 20 puisqu'ils en ont aussi qui sont dans une doctrine si licen

cieuse, concluez-en de même que l'esprit de la société n'est pas celui de la sévérité chrétienne: car, si cela était, ils n'en souffriraient pas qui y fussent si opposés. — Eh quoi! lui répondis-je, quel peut donc être le dessein du 25 corps entier? C'est sans doute qu'ils n'en ont aucun d'arrêté, et que chacun a la liberté de dire à l'aventure ce qu'il pense! — Cela ne peut pas être, me répondit-il: un si grand corps ne subsisterait pas dans une conduite téméraire, et sans une âme qui le gouverne et qui règle 30 tous ses mouvements; outre qu'ils ont un ordre particulier de ne rien imprimer sans l'aveu de leurs supérieurs. — Mais quoi! lui dis-je, comment les mêmes supérieurs peu

« PreviousContinue »