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particulièrement cette théorie. Pascal aussi a partagé cette manière de voir (p. 236) avec ses confrères de l'abbaye de Port Royal, par exemple le grand Arnauld. Mais les adversaires étaient nombreux. Dans les Mémoires de Fontaine on lit cette anecdote: «M. Arnauld qui était entré dans le système de Descartes sur les bêtes soutenait que ce n'étaient que des horloges . . . M. de Liancourt lui dit: «J'ai là-bas deux chiens qui tournent la broche chacun leur jour; l'un s'en trouvant embarrassé, se cacha lorsqu'on l'allait prendre, et on eut recours à son camarade pour tourner au lieu de lui. Le camarade cria et fit signe de la queue qu'on le suivît. Il alla dénicher l'autre dans le grenier et le houspilla. Sont-ce là des horloges? dit-il à M. Arnauld, qui trouva cela si plaisant qu'il ne put faire autre chose que d'en rire.» La Fontaine prit rang parmi les adversaires de Descartes. Voir p. 159, la fable: Les souris et le chat-huant.]

J'avais expliqué assez particulièrement toutes ces choses dans le traité1 que j'avais eu ci-devant dessein de publier. Et ensuite j'y avais montré quelle doit être la fabrique des nerfs et des muscles du corps humain pour 5 faire que les esprits animaux étant dedans aient la force de mouvoir ses membres, ainsi qu'on voit que les têtes, un peu après avoir été coupées, se remuent encore et mordent la terre, nonobstant qu'elles ne soient plus animées; ... ce qui ne semblera nullement étrange à ceux qui, — sachant Io combien de divers automates, ou machines mouvantes, l'industrie des hommes peut faire, sans y employer que fort peu de pièces, à comparaison de la grande multitude des os, des muscles, des nerfs, des artères, des veines et de toutes les autres parties qui sont dans le corps de chaque animal,

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considéreront ce corps comme une machine qui, ayant été faite des mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonnée et a en soi des mouvements plus admirables qu'aucune de celles qui peuvent être inventées par les hommes.

1 Traité du monde ou de la lumière, dans lequel Descartes admettait le mouvement de la terre autour du soleil; publié 17 ans après la mort de l'auteur.

Et je m'étais ici particulièrement arrêté à faire voir que, s'il y avait de telles machines qui eussent les organes et la figure extérieure d'un singe ou de quelque autre animal sans raison, nous n'aurions aucun moyen pour reconnaître qu'elles ne seraient pas en tout de même 5 nature que ces animaux; au lieu que, s'il y en avait qui eussent la ressemblance de nos corps, et imitassent autant nos actions que moralement il serait possible, nous aurions toujours deux moyens très-certains pour reconnaître qu'elles ne seraient point pour cela de vrais hommes: dont 10 le premier est que jamais elles ne pourraient user de paroles ni d'autres signes en les composant, comme nous faisons pour déclarer aux autres nos pensées: car on peut bien concevoir qu'une machine soit tellement faite qu'elle profère des paroles, et même qu'elle en profère quelques- 15 unes à propos des actions corporelles qui causeront quelque changement en ses organes, comme 'si on la touche en quelque endroit, qu'elle demande ce qu'on veut lui dire; si en un autre, qu'elle crie qu'on lui fait mal, et choses semblables; mais non pas qu'elle les arrange diversement 20 pour répondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence, ainsi que les hommes les plus hébétés peuvent faire; et le second est que, bien qu'elles fissent plusieurs choses aussi bien ou peut-être mieux qu'aucun de nous, elles manqueraient infailliblement en quelques autres, par 25 lesquelles on découvrirait qu'elles n'agiraient pas par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs organes: car, au lieu que la raison est un instrument universel qui peut servir en toutes sortes de rencontres, ces organes ont besoin de quelque particulière disposition 30 pour chaque action particulière; d'où vient qu'il est moralement impossible qu'il y en ait assez de divers en une

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machine pour la faire agir en toutes les occurrences de la vie de même façon que notre raison nous fait agir.

Or, par ces deux mêmes moyens, on peut aussi connaître la différence qui est entre les hommes et les bêtes. Car c'est une chose bien remarquable qu'il n'y a point d'hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés, qu'ils ne soient capables d'arranger ensemble diverses paroles et d'en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées; et Io qu'au contraire il n'y a point d'autre animal, tant parfait

et tant heureusement né qu'il puisse être, qui fasse le semblable. Ce qui n'arrive pas de ce qu'ils ont faute d'organes: car on voit que les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne 15 peuvent parler ainsi que nous, c'est-à-dire en témoignant qu'ils pensent ce qu'ils disent; au lieu que les hommes. qui, étant nés sourds et muets, sont privés des organes qui servent aux autres pour parler, autant ou plus que les bêtes, ont coutume d'inventer d'eux-mêmes quelques 20 signes par lesquels ils se font entendre à ceux qui, étant ordinairement avec eux, ont loisir d'apprendre leur langue. Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu'elles n'en ont point du tout: car on voit qu'il n'en faut que fort peu 25 pour savoir parler; et d'autant qu'on remarque de l'inégalité entre les animaux d'une même espèce aussi bien qu'entre les hommes, et que les uns sont plus aisés à dresser que les autres, il n'est pas croyable qu'un singe ou un perroquet qui serait des plus parfaits de son espèce 30 n'égalât en cela un enfant des plus stupides, ou du moins

un enfant qui aurait le cerveau troublé, si leur âme n'était d'une nature toute différente de la nôtre. Et on ne doit

pas confondre les paroles avec les mouvements naturels qui témoignent les passions et peuvent être imités par des machines aussi bien que par les animaux; ni penser, comme quelques anciens, que les bêtes parlent, bien que nous n'entendions pas leur langage. Car, s'il était vrai, 5 puisqu'elles ont plusieurs organes qui se rapportent aux nôtres, elles pourraient aussi bien se faire entendre à nous qu'à leurs semblables. C'est aussi une chose fort remarquable que, bien qu'il y ait plusieurs animaux qui témoignent plus d'industrie que nous en quelques-unes 10 de leurs actions, on voit toutefois que les mêmes n'en témoignent point du tout en beaucoup d'autres: de façon que ce qu'ils font mieux que nous ne prouve pas qu'ils ont de l'esprit, car à ce compte ils en auraient plus qu'aucun de nous et feraient mieux en toute autre chose; mais 15 plutôt qu'ils n'en ont point, et que c'est la nature qui agit en eux selon la disposition de leurs organes: ainsi qu'on voit qu'une horloge, qui n'est composée que de roues et de ressorts, peut compter les heures et mesurer le temps plus justement que nous avec toute notre prudence.

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J'avais décrit après l'âme raisonnable, et fait voir qu'elle ne peut aucunement être tirée de la puissance de la matière, ainsi que les autres choses dont j'avais parlé, mais qu'elle doit expressément être créée, et comment il ne suffit pas qu'elle soit logée dans le corps humain, ainsi 25 qu'un pilote en son navire, sinon peut-être pour mouvoir ses membres; mais qu'il est besoin qu'elle soit jointe et unie plus étroitement avec lui, pour avoir outre cela des sentiments et des appétits semblables aux nôtres, et ainsi composer un vrai homme. Au reste je me suis ici un peu 30 étendu sur le sujet de l'âme, à cause qu'il est des plus importants: car, après l'erreur de ceux qui nient Dieu, la

quelle je pense avoir ci-dessus assez réfutée, il n'y en a point qui éloigne plutôt les esprits faibles du droit chemin de la vertu que d'imaginer que l'âme des bêtes soit de même nature que la nôtre, et que par conséquent nous 5 n'avons rien à craindre ni à espérer après cette vie, non plus que les mouches et les fourmis; au lieu que, lorsqu'on sait combien elles diffèrent, on comprend beaucoup mieux les raisons qui prouvent que la nôtre est d'une nature entièrement indépendante du corps, et par conséquent 10 qu'elle n'est point sujette à mourir avec lui; puis d'autant qu'on ne voit point d'autres causes qui la détruisent, on est porté naturellement à juger de là qu'elle est immortelle.

2. Le traité des passions de l'âme, 1649

[Dans la Troisième Partie du Discours de la méthode, Descartes avait donné une «morale provisoire» en attendant d'avoir formé ses opinions définitives. Douze ans plus tard, dans le Traité des passions il a arrêté sa morale. C'est au fond celle déjà contenue dans la troisième «maxime» du Discours: une morale de la «volonté»> basée sur la raison: «Tâcher plutôt à me vaincre que la fortune, et mes désirs que l'ordre du monde.» Une volonté sera rationnelle et vertueuse quand elle agira guidée par une représentation claire et complète de nos passions. Le Traité des passions a justement pour but pratique de donner à l'homme cette connaissance, en sorte qu'il n'essaiera pas d'affirmer ses passions en face d'une «fortune» et d'un <<monde» plus forts que lui. Cette morale de la volonté rationnelle avait été celle de Socrate et des Grecs; c'était celle de Corneille (Le Cid, 1636; Discours de la méthode, 1637; Traité des passions 1649); et ce fut après Descartes et Corneille, celle des grands prédicateurs du siècle de Louis XIV.]

PREMIÈRE PARTIE

Article 18. Nos volontés sont de deux sortes: car les 15 unes sont des actions de l'âme qui se terminent en l'âme

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