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tuerai, en cas que je sois le plus fort, ou si je vous l'amènerai ici, afin que vous le punissiez de ces méchancetés. Allez, répond Ulysse, liez-lui les pieds et les mains, et l'attachez à une haute colonne, avec une chaine qui se plie 5 aisément. Pendant tout ce temps-là pas un des amants ne se remua sans qu'on voie aucune raison de leur étonnante tranquillité. Voilà encore une espèce de merveilleux dont les modernes n'ont plus l'adresse de se servir. Le Président. Est-ce-là tout?

L'Abbé. Non assurément; mais je crois qu'en voilà assez pour connaître la manière dont Homère a orné ses ouvrages de belles aventures, de beaux sentiments, et de belles pensées. Venons au style et à la versification de ce grand poète..

III. Que «nous» avons un avantage visible dans les arts dont les secrets se peuvent calculer et mesurer.

Quand nous avons parlé de la peinture, je suis demeuré d'accord que le saint Michel et la sainte famille de Raphaël que nous vîmes hier dans le grand appartement du roi sont deux tableaux préférables à ceux de M. Le Brun1; mais j'ai soutenu et soutiendrai toujours que M. Le Brun 20 a su plus parfaitement que Raphaël l'art de la peinture dans toute son étendue parce qu'on a découvert avec le temps une infinité de secrets dans cet art que Raphaël n'a point connus. J'ai dit la même chose touchant la sculpture, et j'ai fait voir que nos bons sculpteurs étaient mieux 25 instruits que les Phidias et les Polyclète, quoique quelques-unes des figures qui nous restent de ces grands maîtres

1 Connu surtout par la série de tableaux représentant les batailles d'Alexandre (1619–1690).

soient plus estimables que celles de nos meilleurs sculpteurs. Il y a deux choses dans tout artisan qui contribuent à la beauté de son ouvrage: la connaissance des règles de son art et la force de son génie. De là il peut arriver et souvent il arrive que l'ouvrage de celui qui est 5 le moins savant, mais qui a le plus de génie, est meilleur que l'ouvrage de celui qui sait mieux les règles de son art et dont le génie a moins de force.

Suivant ce principe, Virgile a pu faire un poème épique plus excellent que tous les autres parce qu'il a eu plus de 10 génie que tous les poètes qui l'ont suivi, et il peut en même temps avoir moins su toutes les règles du poème épique, ce qui me suffit, mon problème consistant uniquement en cette proposition que tous les arts ont été portés dans notre siècle à un plus haut degré de perfection que celui 15 où ils étaient parmi les anciens, parce que le temps a découvert plusieurs secrets dans tous les arts, qui, joints à ceux que les anciens nous ont laissés, les ont rendus plus accomplis, l'art n'étant autre chose, suivant Aristote même, qu'un amas de préceptes pour bien faire l'ouvrage 20 qu'il a pour objet.

Or, quand j'ai fait voir qu'Homère et Virgile ont fait une infinité de fautes où les modernes ne tombent plus, je crois avoir prouvé qu'ils n'avaient pas toutes les règles que nous avons, puisque l'effet naturel des règles est d'em- 25 pêcher qu'on ne fasse des fautes. De sorte que, s'il plaisait au ciel de faire naître un homme qui eût un génie de la force de celui de Virgile, il est sûr qu'il ferait un plus beau poème que l'Énéide, parce qu'il aurait, suivant ma supposition, autant de génie que Virgile, et qu'il aurait en 30 même temps un plus grand amas de préceptes pour se conduire. Cet homme pouvait naître en ce siècle de

même qu'en celui d'Auguste, puisque la nature est toujours la même et qu'elle ne s'est point affaiblie par la suite des temps.

II. BOILEAU

1636-1711

Extrait de la Septième des RÉFLEXIONS CRITIQUES sur
QUELQUES PASSAGES DE LONGIN, 1693

[On relèvera l'attitude différente de Boileau à l'égard de ses grands contemporains, par exemple Corneille, lorsqu'il discute la querelle des Anciens et des Modernes, comparée avec celle qu'il avait adoptée ailleurs, ainsi dans la Satire IX, page 103, En vain contre le Cid un ministre se ligue . . . . Il n'y a pas contradiction, mais une nuance bien nette, inspirée par les besoins de la cause à défendre.]

RÉFLEXION VII

«Il faut songer au jugement que toute la postérité fera de nos écrits.» (LONGIN, Traité du sublime, XII.)

Il n'y a en effet que l'approbation de la postérité qui 5 puisse établir le vrai mérite des ouvrages. Quelque éclat qu'ait fait un écrivain durant sa vie, quelques éloges qu'il ait reçus, on ne peut pas pour cela infailliblement conclure que ses ouvrages soient excellents. De faux brillants, la nouveauté du style, un tour d'esprit qui était 10 à la mode, peuvent les avoir fait valoir; et il arrivera peutêtre que dans le siècle suivant on ouvrira les yeux, et que l'on méprisera ce que l'on a admiré. Nous en avons un bel exemple dans Ronsard et dans ses imitateurs comme du Bellay, du Bartas, Desportes,' qui dans le siècle pré

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1 Poètes et disciples de la Pléiade.

cédent ont été l'admiration de tout le monde, et qui aujourd'hui ne trouvent pas même de lecteurs.

La même chose était arrivée, chez les Romains, à Nævius, à Livius, et à Ennius,1 qui, du temps d'Horace, comme nous l'apprenons de ce poète, trouvaient encore 5 beaucoup de gens qui les admiraient, mais qui à la fin furent entièrement décriés. Et il ne faut point s'imaginer que la chute de ces auteurs, tant les Français que les Latins, soit venue de ce que les langues de leur pays ont changé. Elle n'est venue que de ce qu'ils n'avaient 10 point attrapé dans ces langues le point de solidité et de perfection qui est nécessaire pour faire durer, et pour faire à jamais priser des ouvrages. En effet la langue latine, par exemple, qu'ont écrite Cicéron et Virgile, était déjà fort changée du temps de Quintilien, et encore plus 15 du temps d'Aulu-Gelle. Cependant Cicéron et Virgile y étaient encore plus estimés que de leur temps même, parce qu'ils avaient comme fixé la langue par leurs écrits, ayant atteint le point de perfection que j'ai dit.

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Mais lorsque des écrivains ont été admirés durant un 20 fort grand nombre de siècles, et n'ont été méprisés que par quelques gens de goût bizarre, car il se trouve toujours des goûts dépravés: alors non seulement il y a de la témérité, mais il y a de la folie à vouloir douter du mérite de ces écrivains. Que si vous ne voyez point les 25 beautés de leurs écrits, il ne faut pas conclure qu'elles n'y sont point, mais que vous êtes aveugle, et que vous n'avez point de goût. Le gros des hommes, à la longue, ne se trompe point sur les ouvrages d'esprit. Il n'est plus question, à l'heure qu'il est, de savoir si Homère, 30

1 Poètes romains du IIIe siècle av. J. C. Horace est du 1° siècle.

Platon, Cicéron, Virgile, sont des hommes merveilleux; c'est une chose sans contestation, puisque vingt siècles en sont convenus; il s'agit de savoir en quoi consiste ce merveilleux qui les a fait admirer de tant de siècles; et il 5 faut trouver moyen de le voir, ou renoncer aux belleslettres, auxquelles vous devez croire que vous n'avez ni goût ni génie, puisque vous ne sentez point ce qu'ont senti tous les hommes.

Quand je dis cela, néanmoins, je suppose que vous Io sachiez la langue de ces auteurs; car si vous ne la savez point, et si vous ne vous l'êtes point familiarisée, je ne vous blâmerai pas de n'en point voir les beautés: je vous blâmerai seulement d'en parler. Et c'est en quoi on ne saurait trop condamner M. Perrault, qui, ne sachant 15 point la langue d'Homère, vient hardiment lui faire son procès sur les bassesses de ses traducteurs, et dire au genre humain, qui a admiré les ouvrages de ce grand poète durant tant de siècles: Vous avez admiré des sottises. C'est à peu près la même chose qu'un aveugle-né 20 qui s'en irait crier par toutes les rues: Messieurs, je sais que le soleil que vous voyez vous paraît fort beau; mais moi, qui ne l'ai jamais vu, je vous déclare qu'il est fort laid.

Mais pour revenir à ce que je disais, puisque c'est la 25 postérité seule qui met le véritable prix aux ouvrages, il ne faut pas, quelque admirable que vous paraisse un écrivain moderne, le mettre aisément en parallèle avec ces écrivains admirés durant un si grand nombre de siècles, puisqu'il n'est pas même sûr que ses ouvrages passent 30 avec gloire au siècle suivant. En effet, sans aller chercher des exemples éloignés, combien n'avons-nous point vu d'auteurs admirés dans notre siècle dont la gloire est

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