Va prendre encor ces vers pour une raillerie? Et Dieu sait, aussitôt, que d'auteurs en courroux, Vous aurez beau vanter le Roi dans vos ouvrages, 4. De l'utilité des ennemis, 1677 ÉPITRE VII A M. Racine [Racine avait des ennemis à la cour. Le duc de Nevers et la duchesse de Bouillon essayèrent de faire échouer sa pièce. Ils demandèrent à Pradon, auteur dramatique, d'écrire une pièce sur le même sujet de la passion de Phèdre pour Hippolyte; puis ils louèrent les places des deux théâtres, laissant vide la salle où on représentait la pièce de Racine, et remplissant celle où on représentait la pièce de Pradon d'un public chargé d'applaudir. — Dès que la tragédie de Racine fut représentée dans des circonstances normales, elle l'emporta facilement sur celle de son rival. Racine n'en fut pas moins profondément affecté. On a longtemps pensé que cet épisode de la cabale de Phèdre avait été la cause déterminante de la retraite de Racine du théâtre.] Que tu sais bien, Racine, à l'aide d'un acteur, Émouvoir, étonner, ravir un spectateur! Jamais Iphigénie en Aulide2 immolée 1 Note de Boileau: «Cotin dans un de ses écrits m'accusait d'être criminel de lèse-majesté divine et humaine.»>> 2 La tragédie de Racine est de 1674. Rotrou en avait fait une en 1640. Celle d'Euripide était du vo siècle av. J. C. 5 IO 5 ΙΟ 15 20 25 N'a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée, Trouve loin du vulgaire un chemin ignoré, Avant qu'un peu de terre, obtenu par prière, 1 La célèbre actrice créa plusieurs rôles de Racine (1644-1698). 2 L'autorité avait d'abord refusé la permission d'inhumer Molière en terre sacrée, les comédiens étant considérés comme excommuniés. Louis XIV avait dû intervenir auprès de l'archevêque de Paris. 3 Ces vers, 24 et ss., font allusion aux protestations suscitées par certains nobles à propos surtout de deux des comédies de Molière, surtout de L'école des femmes (1664) et Tartuffe (1669). Pour prix de ses bons mots le condamnait au feu; Toi donc, qui t'élevant sur la scène tragique, Cesse de t'étonner, si l'envie animée, La calomnie en main, quelquefois te poursuit. 5 ΙΟ Attachant à ton nom sa rouille envenimée, 15 En cela, comme en tout, le Ciel qui nous conduit, Le mérite en repos s'endort dans la paresse; 20 Au comble de son art est mille fois monté; Plus on veut l'affaiblir, plus il croît et s'élance; 1 Molière mourut en 1673. 2 Corneille (1606–1684). Sa dernière tragédie, Suréna (1674). 3 Le Cid (1636); Cinna (1640). Voir note 1, p. 103. ♦ Pyrrhus, personnage d'Andromaque (1667). Boileau lui avait reproché d'être trop galant, «un héros à la Scudéry.» Burrhus, personnage de Britannicus (1669). 25 5 ΙΟ 15 20 25 Mais qu'une humeur trop libre, un esprit peu soumis, Je dois plus à leur haine, il faut que je l'avoue, Qu'au faible et vain talent dont la France me loue, Tous les jours, en marchant, m'empêche de broncher; Et je mets à profit leurs malignes fureurs. Qui, rendu plus fameux par tes illustres veilles, 1 Voir Satire IX de Boileau, A son esprit. 2 Voir note 2, p. 99. 3 L'auteur en est Coras. Voir une autre attaque contre ce poète, Satire IX; p. 99, l. 10. Qu'ils charment de Senlis le poète idiot,1 IO Soient du peuple, des grands, des provinces goûtées; Pourvu qu'ils puissent plaire au plus puissant des rois; 5 Qu'à Chantilly Condé les souffre quelquefois, Qu'Enghien en soit touché; que Colbert et Vivonne,1 Que La Rochefoucauld, Marsillac, et Pomponne,5 Et mille autres qu'ici je ne puis faire entrer, A leurs traits délicats se laissent pénétrer? Et, plût au ciel encor, pour couronner l'ouvrage, Que Montausier6 voulût leur donner son suffrage! C'est à de tels lecteurs que j'offre mes écrits; Mais, pour un tas grossier de frivoles esprits, Admirateurs zélés de toute œuvre insipide, Que, non loin de la place où Brioché préside Sans chercher dans les vers ni cadence ni son, Il s'en aille admirer le savoir de Pradon! 1 Le «poète idiot» était Linière; voir note 2, p. 103. 2 L'Abbé Tallemant, frère de Tallemant-des-Réaux, avait traduit Amyot, premier traducteur français de Plutarque. Le grand Condé et son fils, le duc d'Enghien, avaient leur château à Chantilly. * Colbert, ministre des Finances de Louis XIV. Vivonne, voir ci-dessus Passage du Rhin, note 2 p. 94. La Rochefoucauld, auteur des Maximes, voir chap. X. Marsillac, fils de La Rochefoucauld. Marquis de Pomponne, ministre de Louis XIV. Duc de Montausier, époux de Julie d'Angennes et gouverneur du Dauphin. Célèbre joueur de marionettes, logé près de la salle Rue Guénégand, où les comédiens du Palais-Royal s'étaient réfugiés après la mort de Molière. C'est là que Pradon fit jouer sa Phèdre, tandis que celle de Racine se joua à l'Hôtel de Bourgogne. 15 |