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Sans que le moindre édit ait, pour punir leur crime,
Retranché les auteurs ou supprimé la rime . . .

Mais, vous, qui raffinez sur les écrits des autres,
De quel œil pensez-vous qu'on regarde les vôtres?
Il n'est rien en ce temps à couvert de vos coups,
Mais savez-vous aussi comme on parle de vous?

<<Gardez-vous, dira l'un, de cet esprit critique:
On ne sait bien souvent quelle mouche le pique.
Mais c'est un jeune fou1 qui se croit tout permis,
Et qui, pour un bon mot, va perdre vingt amis.
Il ne pardonne pas aux vers de la Pucelle,2

Et croit régler le monde au gré de sa cervelle ...
Mais, lui, qui fait ici le régent du Parnasse,

N'est qu'un gueux revêtu des dépouilles d'Horace!>>

[Boileau maintenant va faire parler tout à fait l'Esprit lui-même: Quel est mon crime? demande celui-ci. Oui, si j'avais «joué d'adresse,»> et si j'avais «avec respect enfoncé le poignard,» j'aurais eu moins de furieux contre moi; j'aurais «médit avec art»; mais à la médisance, je préfère la franchise. Et je ne réclame que mon droit, qui est le droit de chacun. En effet:]

...

de blâmer des vers ou durs, ou languissants,
De choquer un auteur qui choque le bon sens,
De railler d'un plaisant qui ne sait pas nous plaire,
C'est ce que tout lecteur eut toujours droit de faire.
Tous les jours, à la cour, un sot de qualité

Peut juger de travers avec impunité,

A Malherbe, à Racan, préférer Théophile,3

1 Boileau avait alors trente et un ans.

2 La pucelle, ou France délivrée, poème épique de Chapelain; 12 premiers chants, 1656. Voir note 2, p. 102.

Théophile de Viau, un des poètes qui se sont révoltés contre Malherbe.

Et le clinquant du Tasse1 à tout l'or de Virgile.
Un clerc, pour quinze sous, sans craindre le holà,
Peut aller au parterre attaquer Attila,2
Et, si le roi des Huns ne lui charme l'oreille,
Traiter de Visigoths tous les vers de Corneille.
Il n'est valet d'auteur, ni copiste à Paris,
Qui, la balance en main, ne pèse les écrits.
Dès que l'impression fait éclore un poète,
Il est esclave né de quiconque l'achète;
Il se soumet lui-même aux caprices d'autrui,
Et ses écrits tout seuls doivent parler pour lui;
Un auteur, à genoux, dans une humble préface,
Au lecteur qu'il ennuie a beau demander grâce;
Il ne gagnera rien sur ce juge irrité,
Qui lui fait son procès de pleine autorité.

Et je serai le seul qui ne pourrai rien dire!...
On sera ridicule, et je n'oserai rire!

Et qu'ont produit mes vers de si pernicieux,
Pour armer contre moi tant d'auteurs furieux?
Loin de les décrier, je les ai fait paraître;

Et souvent, sans ces vers qui les ont fait connaître,
Leur talent dans l'oubli demeurerait caché.

Et qui saurait sans moi que Cotin a prêché?
La satire ne sert qu'à rendre un fat illustre;

C'est une ombre au tableau, qui lui donne du lustre;
En les blâmant enfin j'ai dit ce que j'en croi,
Et tel qui m'en reprend en pense autant que moi.
«Il a tort, dira l'un; pourquoi faut-il qu'il nomme?
Attaquer Chapelain! ah! c'est un si bon homme!

1 Boileau était choqué de l'emploi du merveilleux chrétien dans la Jérusalem délivrée.

2 Tragédie de Corneille (1667), l'année même de cette satire.

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Balzac1 en fait l'éloge en cent endroits divers.

Il est vrai, s'il m'eût cru, qu'il n'eût point fait de vers.

Il se tue à rimer: que n'écrit-il en prose?»>

Voilà ce que l'on dit. Et que dis-je autre chose?
En blâmant ses écrits, ai-je, d'un style affreux,
Distillé sur sa vie un venin dangereux?
Ma Muse, en l'attaquant, charitable et discrète,
Sait de l'homme d'honneur distinguer le poète.
Qu'on vante en lui la foi, l'honneur, la probité;
Qu'on prise sa candeur et sa civilité;

Qu'il soit doux, complaisant, officieux, sincère;
On le veut, j'y souscris, et suis prêt de me taire.
Mais, que pour un modèle on montre ses écrits;
Qu'il soit le mieux renté de tous les beaux esprits;2
Comme roi des auteurs, qu'on l'élève à l'empire;
Ma bile alors s'échauffe, et je brûle d'écrire,
Et, s'il ne m'est permis de le dire au papier,
J'irai creuser la terre, et, comme ce barbier,
Faire dire aux roseaux par un nouvel organe:
«Midas, le roi Midas a des oreilles d'âne.»>
Quel tort lui fais-je enfin? Ai-je par un écrit
Pétrifié sa veine et glacé son esprit?

Quand un livre au Palais3 se vend et se débite,
Que chacun par ses yeux juge de son mérite,

Que Bilaine 4 l'étale au deuxième pilier,

1 Un grand nombre des lettres de Balzac sont adressées à Chapelain.

2. Chapelain, prétendait-on, avait environ 8000 livres de pension provenant de diverses sources. Il avait été chargé par son ami Colbert au nom de Richelieu, d'établir la liste des pensions royales aux écrivains. Il s'inscrivit en tête avec cette mention; «Le plus grand poète français qui ait jamais été et du plus solide jugement.»>

3 Le Palais de Justice; sous les galeries, des libraires avaient leurs boutiques. 4 Un libraire du Palais.

Le dégoût d'un censeur peut-il le décrier?

En vain, contre le Cid1 un ministre se ligue;
Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue:
L'Académie en corps a beau le censurer,

Le public révolté s'obstine à l'admirer.

Mais, lorsque Chapelain met une œuvre en lumière,
Chaque lecteur d'abord lui devient un Linière;2
En vain, il a reçu l'encens de mille auteurs,
Son livre en paraissant dément tous ses flatteurs..
La Satire, dit-on, est un métier funeste,

Qui plaît à quelques gens, et choque tout le reste; .
Quittez ces vains plaisirs dont l'appât vous abuse,
A de plus doux emplois occupez votre Muse;
Et laissez à Feuillet3 réformer l'univers.

Et sur quoi donc faut-il que s'exercent mes vers?
Irai-je dans une ode, en phrases de Malherbe,
«Troubler dans ses roseaux le Danube superbe;
Délivrer de Sion le peuple gémissant;

Faire trembler Memphis, ou pâlir le Croissant»?.
Viendrai-je en une églogue, entouré de troupeaux,
Au milieu de Paris enfler mes chalumeaux,
Et, dans mon cabinet assis au pied des hêtres,
Faire dire aux échos des sottises champêtres?
Faudra-t-il de sens froid, et sans être amoureux,
Pour quelque Iris en l'air faire le langoureux,

...

1 La Querelle du Cid (1636). Richelieu, le ministre, avait demandé à l'Académie de donner son verdict dans cette longue querelle et aurait cherché à inspirer un jugement défavorable. Chapelain rédigea les Sentiments de l'Académie (1638).

2 C'est lui qui a dit au sujet de La pucelle le mot connu:

Depuis vingt ans on parle d'elle,

Dans dix mois on n'en dira rien,

Prédicateur très sévère,

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Lui prodiguer les noms de Soleil et d'Aurore,

Et, toujours bien mangeant, mourir par métaphore?
Je laisse aux doucereux ce langage affété,

Où s'endort un esprit de mollesse hébété.

La Satire, en leçons, en nouveautés fertile,
Sait seule assaisonner le plaisant et l'utile,

Et, d'un vers qu'elle épure aux rayons du bon sens,
Détromper les esprits des erreurs de leur temps.
Elle seule, bravant l'orgueil et l'injustice,

Va jusque sous le dais faire pâlir le vice;

Et souvent sans rien craindre, à l'aide d'un bon mot,
Va venger la raison des attentats d'un sot...
C'est elle, qui m'ouvrant le chemin qu'il faut suivre,
M'inspira dès quinze ans la haine d'un sot livre;
Et sur ce Mont fameux, où j'osai la chercher,
Fortifia mes pas et m'apprit à marcher.

C'est pour elle, en un mot, que j'ai fait vœu d'écrire.
Toutefois, s'il le faut, je veux bien m'en dédire,
Et, pour calmer enfin tous ces flots d'ennemis,
Réparer en mes vers les maux qu'il ont commis.
Puisque vous le voulez, je vais changer de style.
Je le déclare donc: Quinault est un Virgile;
Pradon comme un soleil en nos ans a paru;
Pelletier écrit mieux qu'Ablancourt, ni Patru;1
Cotin, à ses sermons traînant toute la terre,
Fend les flots d'auditeurs pour aller à sa chaire;
Saufal 2 est le phénix des esprits relevés;
Perrin... «Bon, mon esprit! courage! poursuivez!
Mais, ne voyez-vous pas que leur troupe en furie

1 Ablancourt, traducteur d'auteurs grecs et latins. On appelait ses traductions, «Les belles infidèles.» Patru, avocat éloquent, ami de Boileau. 2 Avocat, et l'auteur des Antiquités de la ville de Paris.

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