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cœur est calme comme la surface d'un beau lac argenté dont1 le souffle d'aucun vent n' agite les eaux.

MILTON COMPOSANT LE PARADIS PERDU.

85. MILTON, libre et oublié, poursuivit avec ardeur la composition de son sublime ouvrage. Il avait alors cinquante-sixans; il était aveugle, et tourmenté de la goutte. Une vie étroite et pauvre, de nombreux ennemis, le sentiment amer de ses illusions démenties,2 le poids humiliant de la disgrâce publique, la tristesse de l'âme et les souffrances du corps, tout accablait Milton; mais un génie sublime habitait en lui. Dans ses journées rarement interrompues, dans les longues veilles de ses nuits, il méditait des vers sur un sujet depuis si longtemps déposé dans son âme, et qu'avaient mûri,3 pour ainsi dire, tous les évènements et toutes les passions de sa vie. Séparé de la terre par la perte du jour et par la haine des hommes, il n'appartenait plus qu'à ce monde mystérieux dont il racontait les merveilles. "Donne des yeux à mon âme," disait-il à sa muse. Il voyait en lui-même, dans le vaste champ de ses souvenirs et de ses pensées. Les fureurs du fanatisme, l'enthousiasme de la révolte, les tristes joies des partis vainqueurs, les haines profondes de la guerre civile, avaient de toutes parts assailli et exercé son génie. Les chaires des églises d'Angleterre, les salles de Westminster, toutes pleines de séditions et de bruyantes menaces, lui avaient fait entendre ce cri de guerre contre la puissance, qu'il aimait à répéter dans ses chants, et dont il armait l'enfer contre la monarchie du Ciel. La religion indépendante des Puritains, leurs extases mystiques, leur ardente piété sans foi positive,

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1. Dont, etc, of which the breath of no 4. Perte du jour, loss of sight. wind agitates the waters.

2. Démenties, disappointed.

5. Donne, imperative, second person singular.

3. Qu'avaient muri, etc., which all the 6. Bruyantes menaces, noisy threats.

events and all the passions of his

life had matured.

leurs interprétations arbitraires de l' Ecriture, avaient achevé d'ôter tout frein à son imagination, et lui donnaient quelque chose d'impétueux et d' illimité, comme les rêves du fanatisme.

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A tant de sources d'originalité il faut joindre cette féconde imitation de la poésie antique, qui nourrissait la verve1 de Milton. Homère après la Bible, avait toujours été sa première lecture; il le savait presque par cœur, et l'étudiait sans cesse. Aveugle et solitaire, ses heures étaient partagées entre la composition poétique et le ressouvenir toujours entretenu des grandes beautés d'Isaïe, d' Homère, de Platon, d' Euripide. Il avait fait apprendre à ses filles à lire le grec et l'hébreu, et l'on sait que l'une d'elles, long-temps après récitait de mémoire des vers d' Homère qu'elle avait ainsi retenus sans les comprendre. Chaque jour, Milton en se levant, se faisait lire un chapitre de la Bible hébraïque; puis il travaillait à son poème, dont il dictait les vers à sa femme, ou quelquefois à un ami, à un étranger qui le visitait. La musique était une de ses distractions5; il touchait de l'orgue, et chantait avec goût. Au milieu de cette vie simple et occupée, le Paradis Perdu, si long-temps médité, s' acheva promptement.

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LE BONHEUR.

86. Les gens du monde placent d'ordinaire le bonheur dans les richesses et dans la vie tumultueuse des villes; les sages, au contraire, se sont accordés dans tous les temps et dans tous les pays à ne trouver la véritable félicité que dans la médiocrité et le séjour de la campagne. Quels motifs assez puissants ont pu déterminer cette dernière opinion si souvent démenties par les propos de la société, et lui donner un crédit

1. Verve, rapture.

2. Entretenu, kept up.

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6. Touchait, etc., he played on the or

gan.

3. Il avait, etc., he had made his daugh- 7. Se sont accordés, have agreed.

ters learn.

4. Se faisait lire, had read to him. 5. Distractions, diversions.

8. Démentie, contradicted.

9. Propos, discourse.

assez grand pour contrebalancer les préjugés de la mode ou les frivoles impressions du jeune âge? Je vois déjà l'observateur superficiel traiter ces motifs de1 chimère par la seule raison qu'ils échappent à ses regards distraits. Combien2 pourtant ils sont réels et dignes d'être appréciés par un cœur tendre et un esprit doué de quelque solidité! Approchez, incrédules, et pour revenir3 de vos futiles préventions, faites un moment la comparaison du riche citadin avec l'homme des champs qui borne ses vœux à la jouissance paisible de son modique héritage, tandis que tous les moments de l' opulence sont remplis par des occupations qui ne lui laissent ni repos ni vrais plaisirs. La médiocrité, exempte des embarras du luxe, à l'abri de l'envie, permet au cœur de se livrer à tous ses louables penchants, à l'esprit de cultiver toutes ses facultés. La bienfaisance, qui s'exerce à si peu de frais, laisse au fond de l'âme des jouissances bien préférables à celles de la fortune. La flatterie ne dresse pas autour de la demeure de l'homme des champs les embûches' dont elle environne les palais. La médiocrité jouit surtout de ce rare privilége de pouvoir choisir le genre de vie le plus conforme à ses goûts, sans craindre les importuns ou les censeurs.

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Malgré tous ces avantages, il est peu de personnes qui sachent jouir de la médiocrité ; le mérite seul peut s'y plaire; le vulgaire aime bien mieux dissiper dans les villes son patrimoine, ruiner sa santé, compromettre son avenir, et puiser à la source des plaisirs frivoles une satiété prématurée, que de se préparer des jouissances paisibles et impérissables, par l'étude et la réflexion. Quel étrange aveuglement ! Comment1o ne cesse-t-il pas au seul aspect d'une riante campagne? Qui ne sent sous un beau ciel son cœur s'épanouir,11 son esprit s'élever, tout

1. Traiter-de, call.

2. Combien, etc., how real are they.

3. Revenir, etc., to recover from your.

shallow prejudices.

4. A l'abri, (in shelter) sheltered.

5. S'exerce, is exercised.

6. Dresse, (set up) prepare.

7. Embûches, stratagems.

8. S'y plaire, please itself therein.

9. Puiser, etc., to drain at the source of frivolous pleasures.

10 Comment, why.

11. S'épanouir, to become expanded.

son être animé d'une vie nouvelle ? La jeunesse y trouve les objets en harmonie avec la naïveté de ses sentiments, et la vieillesse s'y repose des peines inséparables d'une longue carrière. Ce n'est enfin qu'à la campagne et au sein de la médiocrité, que l'on jouit du présent, et que l'on peut contempler l'avenir sans crainte, et le passé sans regret.

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LE SONGE.

87. Un jour je me retirais chez moi, l'esprit rempli d'observations chagrines; et après avoir fait la satire de tous les états, de toutes les conditions et de moi-même, je tombai dans un sommeil profond; j'eus un songe. Je me crus2 Je me crus2 transporté dans ma solitude, et loin des défauts qui m'avaient blessé; je me promenais avec une joie tranquille dans la forêt qui protège ma cabane contre les vents d' Arabie, je me dérobais3 sous ses ombrages aux folies des hommes.

Le soleil venait de s'élever sur l'horizon, ses rayons doraient la verdure interposée entre lui et moi, et donnaient de la transparence au feuillage. J'entendais les chants d'une. multitude d'oiseaux; j'étais attentif à tous leurs accents; j'en observais la diversité, ainsi que celle de leurs formes, de leur vols, et de leurs plumages. Le rossignol, le merle, le corbeau, la fauvette, le geai," l' alouette, l'aigle, la tourterelle, chantaient, sifflaient, croussaient, criaient, roucoulaient, sautaient, voltigeaient, volaient, ou planaient.

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Le ciel me donna tout-à-coup l'intelligence de leurs différents langages; j'entendais l'aigle qui raillait le hibou sur la vue; la tourterelle parlait fort mal des mœurs de l'épervier, qui n'avait que du mépris pour sa faiblesse; le merle faisait

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des plaisanteries sur le cri de l'aigle; le geai et la pie disaient des injures; ils reprochaient au corbeau sa mine triste, et trouvaient au moineau l' air commun.

Je vis descendre du ciel une figure fort extraordinaire ; c'était un jeune homme dont le corps avait la couleur d'une neige, parsemée de feuilles de roses; il avait de grandes ailes bleues dont les extrémités étaient dorées; ses cheveux étaient noirs comme l'ébène; ses yeux étaient de la couleur de ses cheveux. Il se posa sur un platane qui s'élevait au-dessus des cèdres de la forêt; il appela par leurs noms les différentes espèces d'oiseaux que je vis s'abattre autour de lui sur les rameaux des. cèdres; il leur ordonna le silence, et il leur dit. Ecoutez ce que j'ai à vous révéler de la part du Grand-Etre. Vous êtes tous égaux en mérite, vous êtes différents en qualité parce que vous êtes destinés à des fonctions différentes.

L'aigle est né pour la guerre; son cri, expression de la force, ne peut avoir de l'harmonie; pour donner au rossignol et à la fauvette leur voix douce et légère, il a fallu2 leur donner des organes délicats; la tourterelle, née pour l'amour, se tient sous les ombrages, où rien n'interrompt en elle le plaisir d'aimer. Restez ce que vous êtes, sans regrets, et sans orgueil, cédez différemment3 aux impulsions de la nature, et voyez dans vos espèces des différences et non des défauts.

A ces mots, je vis les oiseaux se disperser dans la forêt, et le génie s'élever aux cieux, en jetant sur moi un regard plein d'expression. Je m' éveillai, et je me dis: Je ne dois jamais. plus exiger dans le cadi la douceur du courtisan, dans l'iman la franchise du guerrier, dans le marchand le désintéressement du sage, dans le sage l'activité de l'ambitieux! c'est moi que tu es venu instruire, ô céleste génie! tes leçons seront à jamais gravées dans mon cœur, et par mes lèvres elles seront répétées aux hommes.

O mes frères! nous partons ensemble pour voyager, les uns

1. Disaient des injures, uttered abuses. 3. Cédez différemment, yield in differ2. Il a fallu, it has been necessary. ent ways.

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