3 çaient tous ensemble une prière suivie du premier repas; souvent ils le prenaient devant la porte, assis sur l'herbe, sous un berceau' de bananiers, qui leur fournissaient, à la fois, des mets tout préparés dans leurs fruits substantiels, et du linge de table? dans leurs feuilles larges, longues et lustrées. Une nourriture saine et abondante développait rapidement les corps de ces deux jeunes gens, et une éducation douce peignait dans leur physionomie la pureté et le contentement de leur âme. Virginie n'avait que douze ans ;3 déjà sa taille était plus qu'à demi formée; de grands cheveux blonds ombrageaient sa tête ; ses yeux bleus et ses lèvres de corail brillaient du plus tendre éclat sur la fraîcheur de son visage; ils souriaient toujours de concert quand elle parlait; mais quand elle gardait le silence, leur obliquité naturelle vers le ciel leur donnait une expression d'une sensibilité extrême, et même celle d'une légère mélancolie. Pour Paul, on voyait déjà se développer en lui le caractère. d' un homme au milieu des grâces de l'adolescence. Sa taille était plus élevée que celle de Virginie, son teint plus rembruni, son nez plus aquilin et ses yeux, qui étaient noirs montraient un peu de fierté, mais les longs cils qui rayonnaient autour, diminuaient ce trait de hauteur, et donnaient de la sérénité à sa figure. Quoiqu'il était toujours en mouvement, dès que1 sa sœur paraissait, il devenait tranquille, et allait s'asseoir auprès d'elle. Souvent leur repas se passait sans qu'ils se dissent un mot. A5 leur silence, à la naïveté de leurs attitudes, à la beauté de leurs pieds nus, on croyait voir un groupe antique de marbre blanc, représentant quelques-uns des enfants de Niobé; mais à leurs regards, qui cherchaient à se rencontrer, à leurs sourires rendus par de plus doux sourires, on croyait voir ces enfants du ciel, dont la nature est de s'aimer," et qui n'ont pas besoin de rendre le sentiment par des pensées, et l'amitié par des paroles. 1. Berceau, arbor. 4. Dès que, as soon as. 2. Linge de table, table-linen. 3. N'avait que douze ans, (had only 6. Rendus par, returned by. twelve years,) was only twelve 7. Dont la nature est de s'aimer, whose 137. Le bon naturel de ces enfants se développait de jour en jour. Un dimanche, au lever de l' aurore, leurs mères étant allées à la première messe à l'église des Pamplemousses, une négresse marronne1 se présenta sous les bananiers qui entouraient leur habitation. Elle était2 décharnée comme un squelette, et n'avait pour vêtement qu' un lambeau3 de serpillière autour des reins. Elle se jeta aux pieds de Virginie, qui préparait le déjeûner de la famille, et lui dit: "Ma jeune demoiselle, ayez pitié d'une esclave fugitive; il y a un mois que j'erre1 dans ces montagnes demi morte de faim, souvent poursuivie par des chasseurs et par leurs chiens. Je fuis mon maître qui est un riche habitant de la Rivière-Noire; et il m'a traitée comme vous le voyez." En même temps elle lui montra son corps sillonné de cicatrices profondes par les coups de fouet qu'elle en avait reçus. Elle ajouta: "Je voulais aller me noyer; mais, sachant que vous demeuriez ici, j'ai dit: Puisqu'il y a encore de bons blancs dans ce pays, il ne faut pas encore mourir." Virginie tout émue, lui répondit: "Rassurezvous, infortunée créature! Voilà quelque chose à manger;" et elle lui donna le déjeûner de la maison, qu'elle avait apprêté. L'esclave en peu de moments le dévora tout entier. Virginie, la voyant rassasiée, lui dit: "Pauvre misérable! j'ai envie d'aller demander votre grâce à votre maître; en vous voyant il sera touché de pitié. Voulez-vous me conduire chez lui? Ange de Dieu! repartit la négresse, je suis prête à vous suivre partout." Virginie appela son frère et le pria de l'accompagner. L'esclave marronne les conduisit par des sentiers, au milieu des bois, à travers de hautes montagnes qu'ils grimpèrent avec bien de la peine, et de larges rivières qu'ils passèrent à gué. Enfin, vers le milieu du jour, ils arrivèrent au bas d'un morne sur les bords de la Rivière-Noire. Ils aper ну 1. Marronne, fugitive. 2. Elle était, etc., she was emaciated as a skeleton. 4. Il y a un mois que j' erre, I have been wandering a month. See Less. 61. 5. Rassurez-vous, take courage. 3. Un lambeau, etc., a rag of packing- 6. Demander votre grâce, to ask for cloth. your pardon. çurent là une maison bien bâtie, des plantations considérables, et un grand nombre d'esclaves occupés à toutes sortes de travaux. Leur maître se promenait' au milieu d'eux, une pipe à la bouche et un rotin à la main. C'était un grand homme sec, olivâtre, aux yeux enfoncés2 et aux sourcils noirs et joints. eux. 138. Virginie, tout émue, tenant Paul par le bras, s'approcha de l'habitant et le pria, pour l'amour de Dieu, de pardonner à son esclave qui était à quelques pas de là, derrière D'abord l'habitant ne fit pas grand comptes de ces deux enfants pauvrement vêtus; mais quand il eut remarqué la taille élégante de Virginie, sa belle tête blonde sous une capote bleue, et qu'il eut entendu le doux son de sa voix, qui tremblait ainsi que tout son corps en lui demandant grâce, il ôta sa pipe de sa bouche, et, levant son rotin vers le ciel, il jura par un affreux serment qu'il pardonnait à son esclave, non pas pour l'amour de Dieu, mais pour l'amour d'elle. Virginie aussitôt fit signe à l'esclave de s'avancer vers son maître; puis elle s'enfuit, et Paul courut après elle. 4 6 Ils remontèrent ensemble le revers du morne par où ils étaient descendus, et, parvenus au sommet, ils s'assirent sous un arbre, accablés de lassitude, de faim et de soif. Ils avaient fait à jeun plus de cinq lieues depuis le lever du soleil. Paul dit à Virginie: “Ma sœur, il est plus de midi, tu as faim et soif, nous ne trouverons point ici à dîner, redescendons le morne, et allons demander à manger au maître de l'esclave. Oh non, reprit Virginie, il m'a fait trop de peur. Souviens-toi de ce que dit quelquefois maman: Le pain du méchant remplit la bouche de gravier. Comment faire3 done? dit Paul; ces arbres ne produisent que de mauvais fruits; il n'y a pas seulement 5. Courut, perf. of courir. See Less. 138. 1. Se promenait, was walking. 2. Aux yeux enfoncés, etc., with eyes sunk, and eyebrows black and 6. joined. 3. Ne fit pas grand compte, did not 7. Souviens-toi, remember thou; im much regard. Ils avaient fait à jeun, they had walked without breakfast. perative of souvenir. 4. Et que, and when; que is used for 8. Comment faire donc? what (must quand. we) do then? ici un tamarin ou un citron pour le rafraîchir. Dieu a pitié de toutes ses créatures, reprit Virginie; il exauce même la voix des petits oiseaux qui lui demandent de la nourriture.” A peine avait-elle dit ces mots qu'ils entendirent le bruit d'une source qui tombait d'un rocher voisin. Ils y coururent, et, après s'être désaltérés avec ses eaux plus claires que le cristal, ils cueillirent et mangèrent un peu de cresson qui croissait sur ses bords. Comme ils regardaient de côté et d'autre1 pour trouver quelque nourriture plus solide, Virginie aperçut parmi les arbres de la forêt un jeune palmiste. Le chou que la cime de cet arbre renferme au milieu de ses feuilles est un fort bon 4 6 manger. Sa tige n'était pas plus grosse que la jambe, mais elle avait plus de soixante pieds de hauteur. A la vérité,2 le bois de cet arbre n'est formé que d'un paquet de filaments; mais son aubier3 est si dur qu'il fait rebrousser les meilleures haches, et Paul n'avait pas même un couteau. L'idée lui vint de mettre le feu au pied de ce palmiste: autre embarras; il n'avait point de briquet, et d'ailleurs, dans cette île si couverte de rochers, on ne pouvait pas trouver une seule pierre à fusil.5 139. La nécessité donne de l'industrie, et souvent les découvertes ont été dues aux hommes les plus misérables. Paul résolut d'allumer du feu à la manière des noirs: avec l'angle d'une pierre il fit un petit trou sur une branche d'arbre bien sèche qu'il assujétit sous ses pieds, puis, avec le tranchant de cette pierre, il fit une pointe à un autre morceau de branche également sèche, mais d'une espèce de bois différent; il posa ensuite ce morceau de bois pointu dans le petit trou de la branche qui était sous ses pieds, et le faisant rouler rapidement entre ses mains comme on roule un moulinets dont on veut faire mousser du chocolat, en peu de moments il vit sortir du point de contact de la fumée et des étincelles. Il ramassa des herbes sèches et d'autres branches d'arbres, et mit le feu 9 1. De côte et d'autre, from side to side. 2. A la vérité, in truth. 3. Son aubier, rind. 4. Briquet, steel. 5. Pierre à fusil, flint. 6. La nécessité donne de l' industrie, ne cessity imparts skill. 7. Tranchant, edge. 8. Moulinet, mill. 9. Mousser, to foam. au pied du palmiste, qui, bientôt après, tomba avec un grand fracas. Le feu lui servit encore à dépouiller le chou de l'enveloppe de ses longues feuilles ligneuses et piquantes. Virginie et lui mangèrent une partie de ce chou crue, et l'autre cuite sous la cendre, et ils les trouvèrent également savoureuses. Ils firent ce repas frugal, remplis de joie par le souvenir de la bonne action qu'ils avaient faite le matin. Après dîner ils se trouvèrent bien embarrassés, car ils n'avaient plus de guide pour les reconduire chez eux. Paul, qui ne s'étonnait de rien,1 dit à Virginie. "Notre case est vers le soleil du milieu du jour; il faut passer, comme ce matin, pardessus cette montagne que tu vois là-bas avec ses trois pitons.2 Allons, marchons, mon amie!" Ils descendirent donc le morne de la Rivière-Noire du côté du nord, et arrivèrent après une heure de marche sur les bords d'une large rivière qui barrait leur chemin. Cette grande partie de l'île, toute couverte de forêts, est si peu connue, même aujourd'hui, que plusieurs de ses rivières et de ses montagnes n'y ont pas encore de nom. La rivière sur le bord de laquelle ils étaient, coule en bouillonnant3 sur un lit de roches. Le bruit de ses eaux effraya Virginie; elle n'osa y mettre les pieds pour la passer à gué. Paul alors prit Virginie sur son dos, et passa ainsi chargé sur les roches glissantes de la rivière, malgré le tumulte de ses eaux. "N'aie pas peur, lui disait-il; je me sens bien fort avec toi.” 4 140. Quand Paul fut sur le rivage, il voulut continuer sa route, chargé de sa sœur, et il se flattait de monter ainsi la montagne qu'il voyait devant lui à une demi-lieue de là; mais bientôt les forces lui manquèrent, et il fut obligé de la mettre à terre et de se reposer auprès d'elle. Virginie lui dit alors; Mon frère le jour baisse ;5 tu as encore des forces, et les miennes me manquent; laisse-moi ici et retourne seul à notre case pour tranquilliser nos mères. Oh! non, dit Paul, je ne veux point 1. Ne s'étonnait de rien, was daunted at nothing. 2. Pitons, peaks. 3. Coule en bouillonnant, flows boiling. 4. N'aie pas peur, do not fear: Aie, im perative of avoir. See Less. 144, page 322. 5. Le jour baisse, the day declines. |