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l' arc-en-ciel sur leurs flancs verts et bruns, et entretiennent1 à leur pied les sources dont se forme la petite rivière des Lataniers. Un grand silence règne dans leur enceinte, où tout est paisible, l' air, les eaux et la lumière. A peine l'écho y répète le murmure des palmistes qui croissent sur leurs plateaux élevés, et dont on voit les longues flèches toujours balancées par les vents. Un jour doux éclaire le fond de ce bassin, où le soleil ne luit qu'à midi; mais dès l'aurore ses rayons en frappent le couronnement, dont les pics, s'élevant au-dessus des ombres de la montagne, paraissent d'or et de pourpre sur l'azur des cieux.

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J'aimais à me rendre dans ce lieu, où l'on jouit à la fois d'une vue immense et d'une solitude profonde; et ici, un jour que j'étais assis au pied de ces cabanes, un vieillard du voisinage me raconta l'histoire de leurs habitants.

Ces deux petites cabanes, me dit-il, je les ai fait bâtir pour deux femmes solitaires, séparées par le malheur de l' Europe, et dépourvues de tous leurs anciens amis. Chacune d'elles avait un seul, nourrisson. J'étais le parrains de tous les deux enfants. Celui de Marguerite s'appelait Paul, et celle de Madame de la Tour portait le nom de Virginie.

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133. Ces deux petites habitations étaient de quelque rapport à l'aide des soins que j'y donnais de temps en temps, mais surtout, par les travaux assidus de leurs deux esclaves. Celui de Marguerite appelé Domingue était un noir iolof,” encore robuste, quoique déjà sur l'âge. Il avait de l'expérience et un bon sens naturel. Il cultivait indifféremment sur les deux habitations les terrains qui lui semblaient les plus fertiles, et il y mettait les semences qui leur convenaient le mieux. Il semait du petit mil1o et du maïs dans les endroits médiocres, un peu de froment dans les bonnes terres, du riz dans les fonds

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1. Entretiennent, support.

2. Palmistes, palm-trees.

3. Flèches, shoots.

4. Couronnement, top.

5. Parrain, godfather.

6. De quelque rapport, of some profit. 7. lolof, Iolof, (a negro from Senegal.) 8. Sur l'âge, advanced in age. 9. Indifféremment, without distinction. 10. Mil, millet.

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marécageux; et au pied des roches, des giraumonts,' des courges et des concombres, qui se plaisent à y grimper. Il plantait dans les lieux secs des patates, qui y viennent très-sucrées, des cotonniers sur les hauteurs, des cannes à sucre2 dans les terres fortes, des pieds de café3 sur les collines, où le grain est petit mais excellent; le long de la rivière et autour des cases, des bananiers, qui donnent toute l'année de longs régimes de fruits avec un bel ombrage, et enfin, quelques plantes de tabac pour charmer ses soucis et ceux de ses bonnes maîtresses. Il allait couper du bois à brûler dans la montagne, et casser des roches ça et là, dans les habitations, pour en aplanir les chemins. Il faisait tous ces ouvrages avec intelligence et activité, parçe qu'il les faisait avec zèle. Il était fort attaché à Marguerite, et il ne l'était guère moins à madame de la Tour, dont il avait épousé la négresse à la naissance de Virginie. Il aimait passionnément sa femme, qui s'appelait Marie. Elle était née à Madagascar, d'où elle avait apporté quelque industrie, surtout celle de faire des paniers et des étoffes appelées pagnes avec des herbes qui croissent dans les bois. Elle était adroite, propre et très-fidèle. Elle avait soin de préparer à manger, d'élever quelques poules, et d'aller de temps en temps vendre au Port-Louis le superflu de ces deux habitations, qui était bien peu considérable.

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Si vous y joignez deux chèvres élevées près des enfants, et un gros chien qui veillait la nuit au dehors, vous aurez une idée de tout le revenu et de tout le domestique de ces deux petites métairies.

Pour ces deux amies, elles filaient du matin au soir du coton. Ce travail suffisait à leur entretien et à celui de leurs familles; mais d'ailleurs, elles étaient si dépourvues de commodités étrangères, qu'elles marchaient nu-pieds dans leur habitation et ne portaient de souliers que pour aller, le di

1. Giraumonts, etc., pumpkin, gourds, 4. Autour des cases, around the cot

and cucumbers.

2. Cannes à sucre, sugar-cane.

3. Des pieds de café, coffee-plants.

tages.

5. Régimes, bunches.

6. Industrie, mechanical skill.
7. Le domestique, the family

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manche1 de grand matin, à la messe à l'église des Pamplemousses, que vous voyez là-bas. Il y a cependant bien plus loin qu'au Port-Louis; mais elles se rendaient rarement à la ville, de peur d'y être méprisées, parce qu'elles étaient vêtues. de grosse toile bleue du Bengal, comme des esclaves.

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134. Après tout, la considération publique vaut-elle le bonheur domestique? Si ces dames avaient un peu à souffrir au dehors, elles rentraient chez elles avec d'autant plus de plaisir. A peine Marie et Domingue les apercevaient de cette hauteur sur le chemin des Pamplemousses, qu'ils accouraient jusqu'au bas de la montagne, pour les aider à la remonter. Elles lisaient dans les yeux de leurs esclaves la joie qu'ils avaient de les revoir. Elles trouvaient chez elles la propreté, la liberté, des biens qu'elles ne devaient qu'à leurs propres travaux, et des serviteurs pleins de zèle et d'affection. Ellesmêmes, unies par les mêmes besoins, ayant éprouvé des maux presque semblables, se donnant les doux noms d'amie, de compagne et de sœur, n'avaient qu' une volonté, qu' un intérêt, qu'une table. Tout entre elles était commun. Seulement, si d'anciens feux plus vifs que ceux de l'amitié se réveillaient dans leur âme, une religion pure, aidée par des mœurs chastes, les dirigeait vers une autre vie, comme la flamme qui s'envole1 vers le ciel lorsqu'elle n'a plus d'aliment sur la terre.

Les devoirs de la nature ajoutaient encore au bonheur de leur société. Leur amitié mutuelle redoublait à la vue de leurs enfants. Elles prenaient plaisir à les mettre ensemble dans le même bain, et à les coucher dans le même berceau. Souvent elles les changeaient de lait. "Mon amie, disait madame de la Tour, chacune de nous aura deux enfants, et chacun de nos enfants aura deux mères." Comme deux bourgeons5 qui restent sur deux arbres de la même espèce, dont la tempête a brisé toutes les branches, viennent à produire des fruits plus doux, si chacun d'eux, détaché du tronc maternel, est

1. Le dimanche, Sundays. See Less. 3. Chez elles, their homes.
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4. S'envole, flies away.

2. De grand matin, early in the morn- 5. Bourgeons, buds.

ing.

greffé1 sur le tronc voisin; ainsi ces deux petits enfants, privés de tous leurs parents, se remplissaient de sentiments plus tendres que ceux de fils et de fille, de frère et de sœur, quand ils venaient à être changés de mamelles par les deux amies qui leur avaient donné le jour. Déjà leurs mères parlaient de leur mariage sur leurs berceaux, et cette perspective de félicité conjugale, dont elles charmaient leurs propres peines, finissait bien souvent par les faire pleurer. Mais elles se consolaient en pensant qu'un jour leurs enfants plus heureux, jouiraient à la fois, loin des cruels préjugés de l' Europe, des plaisirs de l'amour et du bonheur de l'égalité.

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Rien en effet n'était comparable à l'attachement qu'ils se témoignaient déjà. Si Paul venait à se plaindre, on lui montrait Virginie; à sa vue il souriait et s'apaisait. Si Virginie souffrait, on en était averti par les cris de Paul; mais cette aimable fille dissimulait aussitôt son mal, pour ne pas lui causer de chagrin. Je n'arrivais point de fois ici, sans que je les visse tous deux, pouvant à peine marcher, se tenant ensemble par les mains et sous les bras, comme on représente la constellation des Gémeaux. La nuit même ne pouvait les séparer; elle les surprenait souvent couchés dans le même berceau, joue contre joue, poitrine contre poitrine, les mains passées mutuellement autour de leurs cous, et endormis dans les bras l'un de l'autre.5

135. Lorsqu'ils surent parler, les premiers noms qu'ils apprirent à se donner étaient ceux de frère et de sœur. L'enfance, qui connaît des caresses plus tendres, ne connaît point de plus doux noms. Leur éducation ne faisait que redoubler leur amitié, en la dirigeant vers leurs besoins réciproques. Bientôt, tout ce qui regarde l'économie, la propreté, le soin de préparer un repas champêtre, appartenait aux occupations de Virginie, et ses travaux étaient toujours suivis des

1. Greffé, grafted.

2. Sur, over.

4. Point de fois, never once.
5. L'un de l'autre, of each other.

3. Venait à se plaindre, chanced to 6. Ne faisait que, served only.

complain.

7. Réciproques, mutual.

louanges et des baisers de son frère. Pour lui, sans cesse en action, il bêchait le jardin avec Domingue, ou, une petite hache à la main, il le suivait dans les bois; et si, dans ces courses, une belle fleur, un bon fruit, ou un nid d'oiseaux se présentaient à lui, il escaladait même les plus hauts arbres pour les saisir et les apporter à sa sœur.

Toute leur étude était de se complaire et de s'entr' aider.1 Au reste ils étaient ignorants comme des créoles, et ne savaient ni lire ni écrire. Ils ne s'inquiétaient pas de ce qui s'était passé dans des temps reculés et loin d'eux; leur curiosité ne s'étendait pas au-delà de cette montagne. Ils croyaient que le monde finissait où finissait leur île, et ils n' imaginaient rien d'aimable où ils n'étaient pas. Leur affection mutuelle et celle de leurs mères occupaient toute l'activité de leurs âmes. Jamais des sciences inutiles n'avaient fait couler leurs larmes ; jamais les leçons d'une triste morale ne les avaient remplis d'ennui. Ils ne savaient pas qu'il ne faut pas être intempérant, ayant à discrétion des mets simples; ni menteur, n'ayant aucune vérité à dissimuler. On ne les avait jamais effrayés, en leur disant que Dieu réserve des punitions terribles aux enfants ingrats; chez eux l'amitié filiale était née de l'amitié maternelle. On ne leur avait appris de la religion que ce qui la fait aimer; et s'ils n'offraient pas à l'église de longues prières, partout où ils étaient, dans la maison, dans les champs, dans les bois, ils levaient vers le ciel des mains innocentes et un cœur plein de l'amour de leurs parents.

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136. Ainsi se passait leur première enfance, comme une belle aube3 qui annonce un plus beau jour. Déjà ils partageaint avec leurs mères tous les soins du ménage. Dès que1 le chant du coq annonçait le retour de l'aurore, Virginie se levait, allait puiser de l'eau à la source voisine, et rentrait à la maison pour préparer le déjeûner. Bientôt après, quand le soleil dorait les pitons de cette enceinte, Marguerite et son fils se rendaient chez madame de la Tour: alors ils commen

1. S'entr' aider, to aid each other. 2. Partout où, wheresoever.

3. Aube, dawn.

4. Dès que, as soon as.

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