Page images
PDF
EPUB

saints dans des châsses d'or. Les premiers de l'Eglise et de l'Etat allaient chercher à son tombeau notre sœur Geneviève, la fille du paysan de Nanterre, et promenaient par la ville, sur leurs épaules, son cercueil, devant lequel l'Archevêque marchait pieds nus. L'air ne retentissait pas d'imbéciles ritournelles patriotiques et guerrières, où l'on parle de mourir pour la patrie, et qui ne font éprouver que le désir de boire; mais de chants vénérés que tous comprenaient, et qui n'étaient un mensonge pour personne. Voilà ce que tu veux remplacer par des boeufs et des saltimbanques!

SPARTACUS.

Regrettes-tu donc les absurdes pompes de la supersti

tion?

VINDEX.

Tiens! laissons ce chapitre... Je suis content de n'être plus chrétien; et pourtant, que je pense que c'est par toi que j'ai cessé de l'être, j'éprouve une démangeaison de te casser les reins avant l'heure, pour ce fait seulement. En m'imposant son joug, le christianisme avait tout fait pour moi, pour mon corps, pour mon esprit, pour mon cœur. L'art parlait une langue que je pouvais comprendre, m'offrait des consolations que je pouvais goûter. C'était pour moi qu'il bàtissait les cathédrales; ces palais de Dieu étaient aussi mes palais, et la terre n'en voyait point s'élever de plus magnifiques. Huit jours ne s'écoulaient jamais sans que la religion me donnât une fête pleine de leçons et d'espérances sublimes. Dès la veille, les joyeux tintements de la cloche m'annonçaient le jour du repos et de la liberté. Je me rendais à l'église avec ma femme, avec mes enfants, avec mes voisins, avec mes maîtres; ou plutôt ce jour-là, et dans ce lieu, je n'avais pas de maîtres: Dieu ne recevait chez lui que des égaux. On me parlait, on nous parlait à tous de vertu, de charité, de gloire; et non-seulement je

n'enviais point le sort des puissants de la terre, mais j'apprenais même à préférer le mien. Si la route où la Providence m'avait jeté semblait la plus âpre, elle était la plus courte aussi et la plus sûre pour arriver au ciel. Si j'étais pauvre, si j'étais humilié, je voyais mon Dieu dans la crèche, je le voyais battu de verges et couronné d'épines, je le voyais sur la croix. Du haut de la croix, plus opprimé que je ne pouvais l'être, lui, le Juste, m'appelant son frère et son enfant, me jetant de tendres regards et m'ouvrant ses bras, il me disait: Heureux ceux qui pleurent! Et de mon cœur, d'où la haine aujourd'hui déborde en laves ardentes, la prière et l'amour s'épanchaient, plus suaves que l'encens brûlé devant les autels. Cette douceur de Dieu me suivait partout. Monuments, tableaux, statues, l'art n'écrivait pas une page qui ne fùt un écho des promesses célestes. Ici les combats et les victoires des saints, là l'aimable sourire et la souveraine assistance de la bonne Vierge; partout l'admirable image du Rédempteur, de l'Homme-Dieu, du Père des pauvres, toujours humble, toujours doux, toujours miséricordieux, terrible aux seuls méchants, et dans sa sévérité encore ne leur demandant, pour les aimer, que de l'aimer lui-même et de se repentir. Voilà ce que tu m'as ravi. Ces chefs-d'œuvre de l'art chrétien, tu me les as fait briser et traîner par les ruisseaux dans des jours d'ivresse et d'aveugle fureur; et ce qui en est resté, tu l'as acheté à vil prix des juifs, pour l'ornement de tes palais. Que m'as-tu donné à la place? Je ne parle pas de ces stupidités païennes dont mes sifflets ont fait justice; tu les regardes tout le premier comme des mascarades ; seulement ton impertinence croyait que la populace aurait le mauvais goût d'y applaudir. Mais, dans les livres de vos poëtes, dans les œuvres de vos artistes, sur les murailles de vos monuments, qu'y a-t-il pour moi? Ce que je vois ici, ce que je vois partout: l'enivrante peinture de vos dé

lices, la joie, la volupté, la luxure, la richesse, l'orgueil; tant d'enchantements, tant de raffinements, que je ne les puis tous comprendre. C'est là ce que vous me faites contempler à travers les barreaux de ma misère maudite, comme du fond d'un cachot muré... Et d'inextinguibles convoitises s'allument en mon cœur!... Ah! ah! ce feu vous dévorera; il dévorera vos délices, dont je n'ai pas joui, dont je puis jouir, dont je ne veux pas jouir. Non, je n'en veux pas jouir! Je brûlerai Capone sans y entrer, afin que Capoue ne puisse plus préserver Rome. Je mettrai la torche à ces merveilles énervantes. Pour les conserver, plus d'un révolutionnaire a prêté sa main à refréner le peuple, que son instinct pressait de les anéantir. Si tu laisses un palais debout, ô peuple, il se trouvera dans tes rangs un traître pour s'en faire une citadelle... Plus d'art, plus de livres, plus de lois : la liberté ! Que la seule liberté règne sur les religions bafouées, sur les codes pulvérisés, sur les arts proscrits, sur les sciences éteintes, sur l'universel débris de tout ce qui fut cette société misérable! Que la société elle-même soit foudroyée, qu'elle disparaisse ! que le souvenir en soit effacé !

SPARTACUS.

Si l'on pouvait raisonner avec toi, si tu voulais écouter la raison, je te prouverais que tu divagues.

Eh bien, après?

VINDEX.

SPARTACUS.

Il y a mille contradictions dans tes vœux et dans tes doctrines. Ces contradictions suffiraient pour te convaincre toimême que tu luttes en vain contre la force des choses.

Ensuite?...

VINDEX.

SPARTACUS.

Eh bien! si tu te révoltes contre la société, qui doit en

effet s'améliorer (nons y travaillons), et contre la morale, qui peut se modifier (nous y avons fait déjà bien des changements), soumets-toi du moins à la nécessité.

VINDEX.

Que chante-t-elle cette nécessité? Une chanson, j'en suis sûr, que je connais depuis longtemps.

SPARTACUS.

La nécessité te demande d'abord un peu de patience...

[blocks in formation]

Oublie la tactique des clubs, laisse-moi te parler. Je t'écoute, moi !

VINDEX.

Parbleu! tu as intérêt à m'écouter: je t'apprends des choses nouvelles, et tu me crains. Toi, tu viens me répéter de vieux refrains conservateurs dont tu te noquais hier, et des menaces dont je me ris.

SPARTACUS.

Je ne te menace pas. Je vois en toi le peuple souverain, et je te respecte. Mais, souverain indigne de ta propre majesté, tu repousses, lorsqu'elles contrarient tes passions, les lumières que t'offrent tes plus fidèles serviteurs.

VINDEX.

Je connais encore cette gamme. Tu l'as chantée à Charles X, à Louis-Philippe. Avec ces respects, ces tendresses et cette fidélité, tu voudrais faire de moi un roi constitutionnel, qui règne et ne gouverne pas. Sache, mon cher, que

j'entends être roi absolu, tout ce qu'il y a de plus absolu. Mais c'est égal, tu viens de prononcer une phrase qui n'était point mal tournée, et je veux me reposer du style de Cantagrel. Parle, fidèle serviteur. Donne-m'en pour vingtcinq francs.

SPARTACUS.

Je te dois la vérité; tes ironies ne me décourageront pas.

VINDEX.

Très-bien! marques nombreuses d'approbation.

SPARTACUS.

Il y a des faits, disais-je, des faits qui subsistent malgré tes dénégations et malgre mes désirs. Quoi que tu fasses, tu ne changeras pas la nature humaine...

Sensation prolongée.

VINDEX.

SPARTACUS.

Tu ne changeras pas davantage le monde matériel...

VINDEX.

O Cantagrel, ô Considérant, vous l'entendez! Ce mécréant nie le pouvoir que j'ai sur mon globe. Il veut conserver la lune, honnie de Fourier et des chiens.

SPARTACUS.

Si c'est un parti pris de m'interrompre, dis-le tout de suite, et cessons l'entretien.

VINDEX.

Mais non, tu m'intéresses. Pardonne à de vieilles rubriques d'opposition que tu m'as toi-même enseignées, et continue.

SPARTACUS.

Frère, il faut pourtant songer. Avant de s'égorger, il

« PreviousContinue »