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chez Marrast, pendant que moi, trop heureux représenté, je crève de faim! Si tout va bien, tu passeras de la montagne à l'académie; tu attraperas quelque autre bonne petite place encore; tu épouseras la fille d'un juif effrayé : trente ou quarante mille livres de rente... ; et tu couleras honnêtement tes jours, faisant un peu d'opposition pour conserver tout ensemble, quoi qu'il advienne, ta popularité et ton emploi.

SPARTACUS.

Vipère ! oses-tu me calomnier à ce point!

VINDEX.

Le peuple ne calomnie pas il juge.

SPARTACUS.

Sois donc un juge équitable.

VINDEX.

Equitable! Le peuple l'est toujours. Il agit dans la plénitude du pouvoir souverain. Soit qu'il défasse les lois, soit qu'il brise les hommes, il est juste. Sa justice est celle de Dieu; car, suivant ta propre doctrine, il n'y a pas d'autre dieu que lui... Pauvre diable de dieu!

SPARTACUS.

Je n'abjure pas mes principes: je m'incline toujours devant la souveraineté du peuple. Mais toi et tes amis, vous ne prétendez pas être à vous seuls le peuple. Nous en som

mes aussi.

VINDEX.

Point du tout. En vous distinguant par la richesse et par l'intelligence, en devenant pouvoir, en recevant un salaire,

1 Ancien rédacteur du National, homme d'esprit, conservateur mal déguisé, devenu président de l'Assemblée constituante.

vous avez abdiqué le caractère auguste de la souveraineté. Vous n'êtes plus que des commis..., d'insolents commis qui trahissent leur maître, et dont je ferai justice, toujours suivant ta doctrine. Tu me l'as, certes, assez prêchée ! et je ne suis point repu, moi. Le lendemain je me souviens encore des vérités de la veille.

SPARTACUS.

Souviens-toi donc que celui que tu accuses de trahison est entré ici, le 24 juillet, vainqueur pour ta cause.

VINDEX.

Ne crains pas que je l'oublie ! Je me rappelle ta victoire, et je sais que tu n'en as pas perdu le butin. C'est pourquoi tu estimes la besogne achevée, et tu voudrais en rester là. Conviens-en, républicain de la veille, tu te souciais médiocrement d'un second triomphe. Ce suffrage universel, qui te remplit aujourd'hui la bouche, avoue que tu t'en serais bien passé! Tu plaidaillais, tu écrivaillais, tu rimaillais, tu spéculaillais, tu cherchais à te marier afin de payer le cens. Par le paon de Junon! l'humanité t'eût semblé trop heureuse pourvu que tu fusses député. Certes, on t'aurait vu vaillamment poursuivre la réforme électorale et manger du veau! N'est-ce pas que tu estimais bien M. Ledru? Il eut ta grâce, et tu prendras son ventre.

SPARTACUS.

Assurément tes quolibets, fussent-ils de meilleur goût, ne m'empêcheront pas d'admirer l'un des glorieux fondateurs de la République.

VINDEX.

Il y a encore maître Crémieux qui est assez galant; et maître Marie donc ! quelle immaculée cravate blanche ! et ce vert Garnier, et ce puissant M. Pagnerre, et cet amoureux M. de Lamartine, le plus long printemps qu'on ait vu sur

la terre! Voilà des vengeurs du peuple, des redresseurs de l'iniquité sociale! S'apercevant que le peuple souffrait, ils lui ont donné le suffrage universel le 24 février; puis le 25 juin, ils lui ont enseigné la manière de s'en servir.

SPARTACUS.

Mais enfin, si tu peux raisonner, me diras tu ce que les chefs de l'Etat auraient dù faire en présence de cette agression soudaine?

VINDEX.

Rien que ce qu'ils ont fait. On menace leur pouvoir, leurs propriétés, leurs jouissances; ils se défendent. Ils tâchent à réparer leur maladresse de février.

SPARTACUS.

Je ne te comprends pas.

VINDEX

Tu me comprends très-bien. Tu sais aujourd'hui très-bien que toi et tes pareils vous avez, le 24 février, sans le vouloir, renversé votre bonne marmite constitutionnelle, si plantureuse et qui vous a rendus si gras. Tu n'en trouveras point de semblable, mon garçon. Le suffrage universel n'engraisse personne; il faut maigrir. En dépit des vingtcinq francs, dis adieu à tes belles formes, plus admirées des matrones que les lilas de ces jardins.

SPARTACUS.

Butor! tes idées font frémir le bon sens, et ton langage révolte la pudeur.

VINDEX.

La pudeur de qui? De te' qui montres tes formes, ou de ces dames qui les regardent

SPARTACUS.

Mais sur cette nudité l'art a jeté son voile divin. Ta parole grossière le déchire.

Qui-da!

VINDEX.

SPARTACUS.

Et cette nudité, d'ailleurs, n'est que pour faire mieux comprendre la misère de l'esclave.

VINDEX.

Mais tu n'es pas nu, malheureux! tu es déshabillé.

SPARTACUS.

C'est la faute du statuaire.

VINDEX.

C'est

que

le statuaire est un bourgeois comme toi. Lui, faux artiste; toi, faux esclave. Il a copié la molle nature qu'il avait sous les yeux, et t'a fait misérablement ressemblant, sans se douter du mauvais tour que son exactitude allait jouer à vos doubles prétentions. Quel trait de physionomie que ces crassæ nates élargies sur la vile chaise de l'homme de bureau ! Elles me représentent tout le talent et toute la politique de l'opposition libérale et républicaine : elles sont ce que je me permettrai de nommer votre arrièrepensée. Le voile divin de l'art les cache, à peu près comme le divin manteau du suffrage universel couvre les épaules qui n'ont pas d'autre vêtement d'hiver; et la pudeur est satisfaite comme le besoin. Ne pouvais-tu te jeter un haillon sur le corps? C'est le vrai vêtement de l'esclave, plus affreux que la nudité.

SPARTACUS.

Fi donc! des haillons ici!

VINDEX.

J'entends. Pour te panader dans ce jardin, fermé jadis à la blouse et à la casquette, il te fallait un costume de cour, et tu t'es mis tout nu. Ne point offenser l'œil délicat de la richesse, c'est assez ménager la pudeur. O muscadin, préserve ton marbre du contact de mon bronze! Je t'apprendrai-alors ce que c'est qu'une chair servile.

SPARTACUS.

Dans ton aveugle fureur, tu vas jusqu'à me contester ma qualité d'ancien esclave.

VINDEX.

Je doute s'il y eut jamais en toi du sang d'esclave; je veux dire de ce sang malheureux, également haï des dieux et des hommes, et que l'éternelle fatalité semble vouer à l'éternelle servitude. Je t'ai connu à Rome ce que tu es à Paris, un de ces grammairiens tel qu'on en vit de tout temps, qui prêchent la sédition surtout pour faire des discours et pour s'entendre dire qu'ils parlent bien. Ton âme souffrait moins que ta vanité. Tu n'aurais pas conspiré, si le préteur t'avait ouvert le forum, ou si Charles X t'avait donné la croix d'honneur. Tu es de l'étoffe dont on fait les bons domestiques, les bons plébéiens, les bons propriétaires : tu es un garde national!

SPARTACUS.

Cette injure passe la limite. Je ne souffrirai pas...

VINDEX.

Calme-toi. Nous finirons par tomber d'accord, je te le promets. N'est-il pas vrai que tu es partisan de l'ordre public?

SPARTACUS.

Sans doute, en thèse genérale. L'ordre est le meilleur garant de la liberté.

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