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de faire connaître sa volonté, et que ce qu'il montre surtout par là, c'est purement et simplement qu'il ne sait pas ce qu'il veut.

Cette première séance a été d'ailleurs fort calme. On a remarqué sur les bancs de la montagne, M. le sergent Boichot, en grande tenue, et M. le sergent Rattier, en grand négligé. M. Commissaire, autre sous-officier, élu deux fois, était, dit-on, au bureau. MM. Ledru-Rollin, Lagrange et quelques citoyens de la même nuance s'empressaient autour des deux sergents, qui attiraient tous les regards. M. le maréchal Bugeaud, M. le général Changarnier, militaires moins distingués par le suffrage universel, se perdaient modestement dans la foule. Le privilége de l'âge appelait au fauteuil M. Kératry, ancien pair de France. Ce patriarche conservateur nous a été envoyé de Bretagne. Il est auteur d'un des plus détestables livres qui aient été faits depuis cinquante ans, et, à ce qu'on assure, d'une traduction en bas-breton de certains opuscules de Voltaire.

Pendant que M. Kératry récitait son discours d'installation, la trompette sonnait, et des cris inintelligibles arrivaient du dehors. C'était la température étouffante et les sourds murmures du 15 mai. Le peuple, ce qu'on appelle le peuple, entourait le palais. Une grande foule de blouses et de casquettes, semée d'habits et de chapeaux plus sinistres, encombrait la rue de Bourgogne et déversait son tropplein sur la place et sur le quai. Cette foule demandait l'amnistie sur l'air des Lampions et entreprenait de faire crier Vive la République ! à ceux qui entraient dans le palais et en qui elle croyait reconnaître des représentants. Vers deux heures, un certain déploiement de forces a paru nécessaire. Il est arrivé des dragons et des lanciers qui ont dispersé sans peine les rassemblements. La foule se proposait-elle autre chose que de pousser des cris? Nous ne savons, mais tout l'état-major de l'émeute était là, reconnais

sable aux visages et aux discours. Quels discours, grand Dieu! et quels visages !

Pendant que ces mouvements s'accomplissaient au dehors, l'Assemblée, n'ayant rien à faire, levait la séance et se retirait dans ses bureaux pour procéder à la vérification des pouvoirs.

Autrefois, le Parlement inaugurait ses travaux par une messe du Saint-Esprit. On se mettait sous la protection de Dieu, on lui demandait de bénir la grande et effrayante entreprise de gouverner un peuple et de lui donner des lois. Temps de barbarie ! coutume vraiment sauvage! Béranger en a fait des chansons que toute la France libérale a répétées avec délices, et enfin les flons-flons ont étouffé la prière. Alors nos concitoyens qui demeurent au-delà du Pont-Neuf ont pris l'habitude de venir de temps à autre jusqu'au pont de la Concorde, pour voir comment se font les lois; alors l'air des Lampions s'est fait entendre au lieu du Veni, Creator; alors les dragons avec leurs longs sabres, et les lanciers avec leurs longues piques, et les fantassins avec leurs longues baïonnettes, ont remplacé les surplis et les cierges qui insultaient à la raison publique.

Et puis niez le progrès !

SITUATION MORALE DES CAMPAGNES.

29 mai 1849.

En quoi consiste le progrès.

Le Constitutionnel entreprend de prouver contre les socialistes que le bien-être matériel du peuple a fait de grands progrès depuis soixante ans, et que, par conséquent, la société n'est pas aussi coupable que ses adversaires le prétendent. Il appuie sa thèse, en ce qui concerne l'amélioration du sort des paysans, sur un passage de la Bruyère. En ce qui concerne l'amélioration du sort de l'ouvrier des villes, il fait remarquer que la vie moyenne en France s'est accrue de dix ans depuis 1790. Elle était alors de vingtsept ans; elle dépasse trente-sept aujourd'hui. Le Constitutionnel ajoute que l'ouvrier est plus libre, n'étant plus astreint aux prescriptions étroites des maîtrises et des jurandes; qu'il est mieux logé, mieux vêtu, mieux nourri; qu'il a plus de distractions, qu'un plus large avenir est ouvert devant lui, etc.

Voici le passage de la Bruyère :

On voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus dans la campagne, noirs, livides, nus et tout brûlés du soleil, attachés à la terre, qu'ils fouillent et remuent avec une opiniâtreté invincible. Ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur

leurs pieds, ils montrent une face humaine, et, en effet, ils sont des hommes; ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d'eau et de racines. Ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu'ils ont semé.

« Reconnaît-on là, poursuit le Constitutionnel, la popu«lation robuste et intelligente de nos campagnes? Est-ce là «< cette race d'hommes qui peuple notre armée de vaillants « soldats, qui nous a donné des capitaines, des savants, des industriels, des agronomes, et plus récemment les élec« teurs du 20 avril, du 10 décembre et du 13 mai? >>

On voit tout ce qu'il y aurait à dire contre ce raisonnement, et combien il est faible en tous sens. La France n'a pas attendu 1790 pour avoir de beaux et braves soldats, et pour voir des hommes intelligents et distingués en toute sorte de mérite sortir de ses fécondes campagnes, qui n'étaient point des lieux d'horreur et de misère tout peuplés de brutes et de sauvages, que la Bruyère s'amuse à dépeindre. Le Constitutionnel qualifie la Bruyère d'observateur consciencieux, de philosophe éclairé, de chrétien fervent. La Bruyère n'est rien de tout cela. C'est tout simplement un artiste, un homme de lettres, faible moraliste, car il est plein de misanthropie, et qui, comme tous ceux de sa profession, aurait donné cent vérités pour une antithèse. Il suffit d'ouvrir son livre, charmant et faux, pour reconnaître un de ces esprits qui jouent à la surface des choses, ne cherchant dans les spectacles et dans les misères de la vie que des effets de littérature. L'ancienne société française, forte de son expérience, de son bon sens, et tranquille sur les larges bases où elle était assise, n'ignorait pas ce qu'elle renfermait de misères, mais elle se sentait le temps, la volonté, les moyens d'y pourvoir. Elle travaillait à les adoucir, et faisait en souriant des pensions aux beaux esprits qui prétendaient connaître l'art de les supprimer. Elle les eùt mis

aux petites maisons avec beaucoup de justice, s'ils avaient proposé dès lors les moyens auxquels ils sont arrivés aujourd'hui.

Le paysan n'était pas le seul qui travaillat pour tout le monde. Il y avait le prêtre qui priait pour tout le monde, le juge qui siégeait pour tout le monde, le soldat qui mourait pour tout le monde. Ce partage ne semblait point étonnant ni injuste, sauf peut-être à quelque philosophe tourmenté d'orgueil et d'envie, qui trouvait mauvais qu'on eùt beaucoup de grec et un beau style, et que cependanton ne fùt point appelé à gouverner l'Empire.

C'était un peu le cas de la Bruyère. S'imaginant n'être pas traité suivant son importance, il se plaignait volontiers de tout, et il avait des idées sociales comme en eut plus tard Rousseau, comme en eurent, après Rousseau, mille carabins philosophes, comme en ont finalement aujourd'hui tous les portiers, tous les ouvriers, tous les valets de ferme qui lisent des feuilles démocratiques. Ils ne sont pas au premier rang; ils connaissent des hommes plus riches et mieux placés qu'eux c'est assez; et tout n'est qu'iniquité dans le monde.

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Pour en revenir au texte allégué par le Constitutionnel, la Bruyère a fait un dessin de fantaisie qui n'est d'aucune valeur dans une discussion sérieuse, et qui surtout ne prouve pas ce que le Constitutionnel veut prouver. Ni le paysan français du dix-septième siècle ne ressemblait à ce monstre, ni celui du dix-neuvième n'en diffère au point où on le croit. Et peut-être, hélas! le modèle, au lieu de s'éloigner du portrait, s'en est-il rapproché. Physiquement, il est probable que le soleil fait toujours les mêmes effets, et il en sera ainsi jusqu'à ce que l'on ne remue plus la terre qu'à l'abri des parasols de soie du fouriérisme, ou que les légumes et le blé poussent d'eux-mêmes et sans culture aux accents de M. Considérant. Que les paysans parlent leur patois ou qu'ils s'ex

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