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LE FOND DES CŒURS.

I.-Jeune homme, où vas-tu si joyeux ?
-Je vais donner mon vote.

- C'est un acte grave, et tu sors à peine de l'adolescence. J'ai consulté les vieillards, car je sais que le sort de la patrie et mon propre avenir sont intéressés à ce que je fais. J'ai choisi des hommes d'un esprit ferme, d'un cœur généreux. Ils ne se joueront pas de la vie de leurs frères, et ils ne mettront leur orgueil que dans la prospérité publique.

A ton âge, on aime le bruit et le péril des batailles. -Si la France est attaquée, de même que je donne aujourd'hui mon vote, alors j'offrirai mon bras. Mais je ne veux pas qu'on m'enlève sans nécessité à mes vieux parents, dont je suis l'appui, et j'ai écarté tous ceux qui ne m'ont parlé que de guerre et de révolution. Je n'ai pas besoin de tuer des hommes pour satisfaire mon ardeur. Contre d'autres ennemis j'exercerai ma force et mon courage. Comme le laboureur lutte contre la terre pour la forcer à se couvrir de moissons, ainsi je lutterai par le travail pour acquérir un peu de fortune et d'honneur. Mon vote est pour la religion, parce que la religion m'apprend à connaître mon âme et à faire le bien. Mon vote est pour la famille, parce que j'ai un père, une mère et des frères, et que j'espère avoir un jour une épouse et des fils. Mon vote est pour la propriété, parce que je veux que mes vieux parents meurent

sous leur toit, entourés de leurs enfants, et non dans un hôpital, aux soins des mercenaires.

-Va, jeune homme; tu seras fidèle à l'honneur, cher à ta famille, utile à ta patrie.

II.-Vieillard, où vas-tu?

-Je vais aux élections.

-Ton âge est avancé, ta marche est pesante, et la ville est bien loin.

—J'irai néanmoins. Je suis parti avant le jour, j'arriverai à temps. On comprendra, je l'espère, que ces longues courses ne doivent plus nous être imposées. Les malades ne les peuvent faire, les vieillards hésitent à les entreprendre. Il faudra traiter avec plus de respect le peuple souverain, et ne pas mettre à l'exercice du droit des conditions qui le suppriment. Il convient que le souverain vote chez lui. Pourquoi nous force-t-on d'aller à la ville?

pas aux

-Tu connais ceux qui ont fait repousser le vote à la commune. Ils ne se fient électeurs des campagnes, et ils craignent surtout les souvenirs et le bon sens des anciens. Afin de diminuer le nombre de leurs juges, ils ont décidé qu'on voterait à la ville. Là se tiennent leurs clubs; là s'agitent leurs partisans; là ils sont maîtres.

-C'est pourquoi, malgré mes soixante-quinze ans, je me suis mis en route après avoir écrit mon bulletin. J'ai vu la première révolution. Les tyrans d'alors semblent ressusciter plus méchants. Je vais voter contre eux. Je ferai davantage. Ce n'est pas tant pour moi, qui suis près de la tombe, que pour mes enfants, mes voisins et ma patrie. Je veux laisser aux miens le petit champ qui nous a nourris et que j'ai si longtemps arrosé de mes sueurs. Dans la première révolution, nous ne savions pas nous défendre. Nous nous laissions mener, tondre et manger comme des moutons. L'expérience a coûté cher, c'est bien le moins qu'elle serve à

qulque chose. Je vais donc voter contre les rouges. Avant de voter, je parlerai à nos compères :

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<«< Attention! ne laissez pas les mauvaises gens prendre le << dessus. Quand la peur s'en mêle, on ne sait plus où ça va. « Vous ne connaissez qu'un mauvais sujet dans la com<«<mune: s'il prend le haut du pavé, dix honnêtes gens de<< viennent méchants pour lui faire la cour, et en moins de rien « tout se met à trembler. C'est alors qu'on voit des choses épouvantables, et que personne n'est plus en sûreté chez « soi. La probité chancelle dans les cœurs. On fait de vilai<<nes actions dont on porte ensuite le poids toute la vie, « et plus loin. Croyez-moi, il n'y a point de coquin qui ne « se repente amèrement d'avoir cessé d'être honnête homme. « Ceux qui se sont enrichis du bien des persécutés, vous << les avez connus, ils ont tourné mal. La justice est une <«< boiteuse qui arrive toujours. Il y en a que les juges n'ont << pas mis au poteau et qui, néanmoins, y sont pour jamais. « On traîne le boulet ailleurs qu'au bagne. Plusieurs, <<< avant de mourir, rendent le bien mal acquis, confessant « les supplices de leur conscience. Ceux qui ne le rendent << pas ne l'emportent pas dans l'autre monde. Rien pour <«< rien. Si tu ne paies pas vivant, tu paieras mort. Le ver « cesse de ronger le cadavre dans le cercueil et tombe lui<< même en poussière; mais ni l'âme ne meurt, ni le Dieu qui la punit n'est mortel. Aucun décret de la république « ne pourra tirer de l'enfer le républicain qui s'est peu sou«cié d'être honnête homme, et ce n'est pas être assez inno«cent que de voler conformément aux lois. Pour faciliter « leurs affaires, les démocrates écrivent des feuilles où ils « disent que Dieu n'existe pas. Mais nous voyons que les « moissons poussent, que les saisons reviennent et s'en vont, << que le soleil monte et descend, que les hommes naissent, << vieillissent et meurent, que les bons sont assistés, que les « méchants sont punis: nous en concluons que la Provi

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«dence est toujours là, que Dieu existe toujours. Bien << d'autres avant Proudhon avaient supprimé Dieu. Ils sont « morts. Aucun n'est revenu de l'autre monde pour nous <«< dire qu'il n'y a pas trouvé Dieu. Proudhon, à son tour, << paraîtra devant Dieu. Nous y paraîtrons aussi; que ce <«< ne soit pas pour rendre compte du bien des orphe<< lins et des veuves; il en fait payer l'intérêt durant l'éter<< nité! Voilà mon avis, à moi, qui suis près du grand pas<< sage, et j'ai eu le temps d'y réfléchir, Réflexion faite, après avoir honnêtement gagné ma vie pendant soixante<< dix ans, j'aime mieux mourir volé que voleur. >>

-Vieillard, tes enfants seront fiers de ton nom, et Dieu les bénira suivant sa promesse; car, il l'a dit lui-même, la postérite du juste sera bénie.

III.-Pauvre, où vas-tu?

-Je vais assister à mon tour ceux qui m'ont assisté souvent. Par un jugement de Dieu, devant lequel je m'incline, je suis privé des biens de la terre, et mes membres débiles ne me permettent pas de travailler. Je voterai pour la société, qui n'est point coupable de mes infortunes, et qui, au contraire, les adoucit. Malheur à moi si j'usais contre elle du droit du suffrage qu'elle m'a généreusement donné! En votant pour la religion, pour la famille, pour la propriété, je vote d'ailleurs pour moi-même. La religion m'apprend que Dieu, du haut du ciel, jette des regards de miséricorde sur moi, et que de la poussière où je languis je m'envolerai un jour pour jouir d'une paix éternelle dans la société des saints. La famille est l'asile des douces vertus qui me nourrissent. C'est au foyer domestique, à l'ombre du crucifix, que les petits enfants apprennent de leur mère à secourir les pauvres pour l'amour de Dieu.

-Mais pourquoi veux-tu défendre la propriété, toi qui ne possèdes rien?

-Que puis-je posséder? Aucune loi ne me donnera des bras qui me fassent vivre de mon travail. Quand le pays est tranquille, quand la prospérité règne, je possède ma part des biens de tous. Je reçois de l'un un vêtement, de l'autre un morceau de pain. Dans les temps de trouble et de malheur, je perds l'assistance de tous ceux qui deviennent alors aussi pauvres que moi.

-Si la nation t'assurait un droit au secours qu'à présent tu demandes, tu ne craindrais jamais les refus.

-Ce droit, Dieu me l'a donné. Dieu menace de sa colère ceux qui, pouvant venir à mon aide, ne le font pas; il promet le ciel à quiconque me donnera pour l'amour de lui un verre d'eau. Et cependant beaucoup me refusent. Ceux qui résistent à la loi de Dieu sauront bien résister à la loi des hommes. Comment ferai-je respecter mon droit, lorsque Dieu sera partout méconnu ?

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On craindra les punitions.

J'aime mieux être assisté par amour que par crainte ; j'aime mieux qu'on me reçoive comme ami que comme

créancier.

Ainsi tu ne murmures pas contre les rigueurs de ta condition?

Quel avantage tirerais-je de mes murmures? Si c'est Dieu qui veut que je sois pauvre, sa puissance et sa volonté n'en seront pas affaiblies. Le monde entier n'a pas de quoi exempter un seul homme des chagrins et des peines de l'existence. J'ai vu des riches pleurer quand j'avais le cœur plein de joie. Nous ne pouvons pas être tous dans un égal degré de force et de richesse. Il faut des chênes, il faut aussi des roseaux et des brins d'herbe. Que la politique nous donne la paix; la charité nous donnera la vie et même le bonheur.

O pauvre résigné! tu seras riche et grand dans le

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