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LE COMTE.

Ton impudence,

Téméraire vieillard, aura sa récompense.

(Il lui donne un soufflet.)

D. DIÈGUE, l'épée à la main.

Achève, et prends ma vie après un tel affront,
Le premier dont ma race ait vu rougir son front.

LE COMTE.

Et que penses-tu faire avec tant de faiblesse?

D. DIÈGUE.

O Dieu! ma force usée en ce besoin me laisse!

LE COMTE.

Ton épée est à moi; mais tu serais trop vain
Si ce honteux trophée avait chargé ma main.
Adieu. Fais lire au prince, en dépit de l'envie,
Pour son instruction, l'histoire de ta vie :
D'un insolent discours ce juste châtiment
Ne lui servira pas d'un petit ornement.

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O rage! ô désespoir! ô vieillesse ennemie!
N'ai-je donc tant vécu que pour cette infamie?
Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers
Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers?
Mon bras, qu'avec respect toute l'Espagne admire,
Mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire,
Tant de fois affermi le trône de son roi,
Trahit donc ma querelle, et ne fait rien pour moi?
O cruel souvenir de ma gloire passée!
OEuvre de tant de jours en un jour effacée!
Nouvelle dignité, fatale à mon bonheur!
Précipice élevé d'où tombe mon honneur!
Faut-il de votre éclat voir triompher le comte,

Et mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte?
Comte, sois de mon prince à présent gouverneur :
Ce haut rang n'admet point un homme sans honneur;
Et ton jaloux orgueil, par cet affront insigne,
Malgré le choix du roi m'en a su rendre indigne.
Et toi, de mes exploits glorieux instrument,
Mais d'un corps tout de glace inutile ornement,
Fer jadis tant à craindre, et qui dans cette offense
M'as servi de parade, et non pas de défense,
Va, quitte désormais le dernier des humains,
Passe pour me venger en de meilleures mains.

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Digne ressentiment à ma douleur bien doux!
Je reconnais mon sang à ce noble courroux,
Ma jeunesse revit en cette ardeur si prompte.
Viens, mon fils, viens, mon sang, viens réparer ma honte;
Viens me venger,

D. RODRIGUE.

De quoi?

D. DIÈGUE.

D'un affront si cruel,

Qu'à l'honneur de tous deux il porte un coup mortel:
D'un soufflet. L'insolent en eût perdu la vie;
Mais mon âge a trompé ma généreuse envie,
Et ce fer, que mon bras ne peut plus soutenir,
Je le remets au tien pour venger et punir.

Va contre un arrogant éprouver ton courage :
Ce n'est que dans le sang qu'on lave un tel outrage;
Meurs, ou tue. Au surplus, pour ne te point flatter,
Je te donne à combattre un homme à redouter:
Je l'ai vu tout sanglant, au milieu des batailles,
Se faire un beau rempart de mille funérailles.

D. RODRIGUE.

Son nom? c'est perdre temps en propos superflus.

D. DIÈGUE.

Donc pour te dire encor quelque chose de plus,
Plus que brave soldat, plus que grand capitaine,
C'est....

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Ne réplique point, je connais ton amour;

1. Dans le Cid espagnol, D. Diègue fait l'épreuve du courage de ses enfants en leur serrant convulsivement les mains Seul Rodrigue, le plus jeune, résiste et s'emporte; à sa colère, à ses menaces, D. Diègue reconnaît qu'il a trouvé un vengeur.

Mais qui peut vivre infâme est indigne du jour.
Plus l'offenseur est cher, et plus grande est l'offense.
Enfin tu sais l'affront, et tu tiens la vengeance,
Je ne te dis plus rien. Venge-moi, venge-toi,
Montre-toi digne fils d'un père tel que moi.
Accablé des malheurs où le destin me range,
Je vais les déplorer. Va, cours, vole, et nous venge.

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Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu,

La vaillance et l'honneur de son temps? Le sais-tu?

Peut-être.

LE COMTE.

D. RODRIGUE.

Cette ardeur que dans les yeux je porte,

Sais-tu que c'est son sang? Le sais-tu?

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Je suis jeune, il est vrai, mais aux âmes bien nées
La valeur n'attend pas le nombre des années.

LE COMTE.

Te mesurer à moi! Qui t'a rendu si vain,

Toi qu'on n'a jamais vu les armes à la main?

D. RODRIGUE.

Mes pareils à deux fois ne se fout pas connaître,
Et pour leur coup d'essai veulent des coups de maître.

LE COMTE.

Sais-tu bien qui je suis?

D. RODRIGUE.

Oui; tout autre que moi

Au seul bruit de ton nom pourrait trembler d'effroi.
Les palmes dont je vois ta tête si couverte
Semblent porter écrit le destin de ma perte.
J'attaque en téméraire un bras toujours vainqueur;
Mais j'aurai trop de force, ayant assez de cœur.
A qui venge son père il n'est rien impossible.
Ton bras est invaincu, mais non pas invincible.

LE COMTE.

Ce grand cœur qui paraît aux discours que tu tiens,
Par tes yeux chaque jour se découvrait aux miens,
Et croyant voir en toi l'honneur de la Castille,
Mon âme avec plaisir te destinait ma fille.

Je sais ta passion, et suis ravi de voir

Que tous ses mouvements cèdent à ton devoir,
Qu'ils n'ont point affaibli cette ardeur magnanime,
Que ta haute vertu répond à mon estime,

Et que voulant pour gendre un chevalier parfait,
Je ne me trompais point au choix que j'avais fait.
Mais je sens que pour toi ma pitié s'intéresse,
J'admire ton courage, et je plains ta jeunesse.
Ne cherche point à faire un coup d'essai fatal;
Dispense ma valeur d'un combat inégal.

Trop peu d'honneur pour moi suivrait cette victoire :
A vaincre sans péril on triomphe sans gloire.

On te croirait toujours abattu sans effort,
Et j'aurais seulement le regret de ta mort.

D. RODRIGUE.

D'une indigne pitié ton audace est suivie :
Qui m'ose ôter l'honneur craint de m'òter la vie!

Retire-toi d'ici.

LE COMTE.

D. RODRIGUE.

Marchons sans discourir.

LE COMTE.

Es-tu si las de vivre?

D. RODRIGUE.

As-tu peur de mourir?

LE COMTE.

Viens, tu fais ton devoir, et le fils dégénère

Qui survit un moment à l'honneur de son père

SCÈNE VIII. D. FERNAND, D. DIÈGUE, CHIMENE,

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D'un jeune audacieux punissez l'insolence :
Il a de votre sceptre abattu le soutien,

Il a tué mon père.

D. DIÈGUE.

Il a vengé le sien.

CHIMÈNE.

Au sang de ses sujets un roi doit la justice.

· D. DIÈGUE

Pour la juste vengeance il n'est point de supplice.

D. FERNAND.

Levez-vous l'un et l'autre, et parlez à loisir.
Chimène, je prends part à votre déplaisir;
D'une égale douleur je sens mon âme atteinte.
Vous parlerez après, ne troublez pas sa plainte.

CHIMÈNE.

Sire, mon père est mort: mes yeux ont vu son sang
Couler à gros bouillons de son généreux flanc;
Ce sang qui tant de fois garantit vos murailles,
Ce sang qui tant de fois vous gagna des batailles,
Ce sang qui tout sorti fume encor de courroux
De se voir répandu pour d'autres que pour vous,
Qu'au milieu des hasards n'osait verser la guerre,
Rodrigue en votre cour vient d'en couvrir la terre.
J'ai couru sur le lieu, sans force et sans couleur :
Je l'ai trouvé sans vie. Excusez ma douleur,
Sire, la voix me manque à ce récit funeste;

Mes pleurs et mes soupirs vous diront mieux le reste.

1. Le premier mot de Chimène est de demander justice contre un homime qu'elle adore c'est peut-être la plus belle des situations. (Voltaire.)

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