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12 vol. in-8, avec Album. Tous les travaux antérieurs sur la vie, les œuvres et le texte de Corneille y sont analysés.

On lira avec fruit l'Histoire de la vie et des ouvrages de P. Corneille par M. Jules Taschereau, Paris, 1829, in-8, et Paris, 1855, in-16, et Guizot, Corneille et son temps, Paris, 1858, in-8.

Le ressort principal du théâtre de Corneille, c'est l'admiration; mais de ce sentiment naturellement calme il fit une passion aussi entraînante que noble. Du premier pas il atteignit le but suprême de l'art; il sut à la fois émouvoir les âmes et les agrandir. Que sés héros soient Espagnols ou Romains, il reste Français, en s'attachant à ce qui est général, universel et humain. En cela il fut merveilleusement servi par la règle sévère qu'avait adoptée la tragédic française. L'unité d'action, de temps et de lieu bannissait les épisodes, les longueurs, les distractions. L'intérêt se concentre par cette compression des événements, et la tragédie devient un problème moral, posé par le début, discuté par les péripéties, résolu par le dénouement. La forme de la tragédie française, créée d'abord par le hasard, par l'imitation, par l'instinct national, trouva avec Corneille l'âme qui devait la faire mouvoir, la force vivante qui en justifiait la structure.

De la manière générale et du style de Corneille, il est difficile de rien dire qui n'ait été dit déjà et bien dit. << Les personnages de Corneille, dit M. Sainte-Beuve, sont grands, généreux, vaillants, tout en dehors, hauts de tête et nobles de cœur. Nourris la plupart dans une discipline austère, ils ont sans cesse à la bouche des maximes auxquelles ils rangent leur vie; et comme ils ne s'en écartent jamais, on n'a pas de peine à les saisir; un coup d'œil suffit : ce qui est presque le contraire des personnages de Shakespeare et des caractères humains en cette vie. La moralité de ses héros est sans tache : comme pères, comme amants, comme amis ou ennemis, on les admire et on les honore. Aux endroits pathétiques ils ont des accents sublimes qui enlèvent et font pleurer. Mais ses rivaux et ses maris ont quelquefois une teinte de ridicule.... Ses tyrans et ses marâtres sont tout d'une pièce comme ses héros, méchants

d'un bout à l'autre, et encore, à l'aspect d'une belle action, leur arrive-t-il quelquefois de faire volte-face, de se retourner subitement à la vertu.... Les hommes de Corneille ont l'esprit formaliste et pointilleux, ils raisonnent longuement et ergotent à haute voix avec eux-mêmes jusque dans leur passion.... Ses héroïnes, ses adorables furies se ressemblent presque toutes leur amour est subtil, combiné, alambiqué, et sort plus de la tête que du cœur.

« Le style de Corneille est le mérite par lequel il excelle, à mon gré... Il me semble, avec ses négligences, une des plus grandes manières du siècle qui eut Molière et Bossuet. La touche du poète est rude, sévère et vigoureuse.... Il y a peu de peinture et de couleur dans ce style. Il est chaud plutôt qu'éclatant; il tourne volontiers à l'abstrait, et l'imagination y cède à la pensée et au raisonnement........ En somme, Corneille, génie pur, incomplet avec ses hautes parties et ses défauts, me fait l'effet de ces grands arbres, nus, rugueux, tristes et monotones par le tronc, et garnis de rameaux et de sombre verdure seulement à leur sommet. Ils sont forts, puissants, gigantesques, peu touffus; une sève abondante y monte; mais n'en attendez ni abri, ni ombrage, ni fleurs. Ils se couronnent tard, se dépouillent tôt et vivent longtemps à demi dépouillés. Même après que leur front chauve a livré ses feuilles au vent d'automne, leur nature vivace jette encore par endroits des rameaux perdus et de vertes poussées. Quand ils vont mourir, ils ressemblent, par leurs craquements et leurs gémissements, à ce tronc chargé d'armures, auquel Lucain a comparé le grand Pompée 1. »

LE CID 2

Don Rodrigue (surnommé bientôt le Cid, ou Seigneur, par les Maures qu'il a vaincus) aime Chimène, fille de don

1. Sainte-Beuve, Critiques et Portraits littéraires, tome I, article Corneille. 2. Don Rodrigue de Bivar est, en Espagne, le héros d'un cycle légendaire, comme Charlemagne et Roland en France. Guillen de Castro trouva dans ses aventures, racontées par les vieilles romances espagnoles, la matière d'une comédie nationale, dont la renommée parvint jusqu'en

Gomès, comte de Gormas, et il en est aimé. Don Diègue, père de Rodrigue, au sortir d'un conseil où il a été nommé gouverneur du prince royal, vient demander à don Gomès la main de Chimène pour son fils. Don Gomès, irrité de se voir enlever par don Diègue l'emploi qu'il désirait pour lui-même, refuse son consentement, insulte le vieillard et lui donne un soufflet. Diègue met l'épée à la main, mais il est aussitôt désarmé par son adversaire. Rodrigue, chargé de la vengeance de son père, provoque le père de Chimène et le tue. Chimène, malgré son amour, va demander vengeance au roi. Pendant qu'elle poursuit sa demande, Rodrigue sauve Séville menacée par les Maures. Le roi ne peut punir le héros qui vient de lui rendre un pareil service. Chimène alors promet sa main au chevalier quel qu'il soit qui lui rapportera la tête de Rodrigue. Don Sanche, rival de Rodrigue, s'offre pour venger Chimène : le roi permet le combat. Sanche, vaincu et épargné par Rodrigue, vient apporter son épée aux pieds de Chimène, qui, à sa vue, s'imaginant que Rodrigue a été tué, laisse éclater son amour avec sa douleur. Le roi, suivi de toute la cour, vient lui apprendre que Rodrigue est vivant et décide qu'elle devra épouser le héros qu'elle n'a pas cessé d'aimer.

ACTE I, SCÈNE III.

LE COMTE DE GORMAS, D. DIÈGUE

LE COMTE.

Enfin vous l'emportez, et la faveur du roi

Vous élève en un rang qui n'était dû qu'à moi:
Il vous fait gouverneur du prince de Castille.

France. Un vieux courtisan retiré à Rouen, M. de Châlon, signala à son jeune compatriote ce sujet dramatique. Corneille profita de l'avis; mais il ne copia pas servilement le modèle qu'on lui désignait. Chez le poète espagnol, la vie entière du Cid se déroule sur la scène; Corneille sut dégager le ce drame chevaleresque et féodal la donnée éternellement humaine. Le combat moral de l'honneur et de l'amour dans Rodrigue, de l'amour et du devoir dans Chimène, qui n'est qu'un épisode de l'œuvre de Guillen de Castro, devint le noeud et l'unique intérêt de la tragédie française. L'apparition du Cid fut saluée d'un cri d'enthousiasme. Les fureurs comiques de Scudéry, la jalousie de Richelieu, les taquineries de l'Académie n'y purent rien. Beau comme le Cid devint une formule proverbiale d'éloge et d'admiration. Voir, sur la Querelle du Cid, l'Histoire de la vie et des ouvrages de Corneille de M. Taschereau.

D DIÈGUE.

Cette marque d'honneur qu'il met dans ma famille
Montre à tous qu'il est juste, et fait connaître assez
Qu'il sait récompenser les services passés.

LE COMTE.

Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes ⚫
Ils peuvent se tromper comme les autres hommes;
Et ce choix sert de preuve à tous les courtisans
Qu'ils savent mal payer les services présens.
D. DIÈGUE.

Ne parlons plus d'un choix dont votre esprit s'irrite.
La faveur l'a pu faire autant que le mérite,
Mais on doit ce respect au pouvoir absolu
De n'examiner rien quand un roi l'a voulu.
A l'honneur qu'il m'a fait, ajoutez-en un autre,
Joignons d'un sacré nœud ma maison à la vôtre :
Vous n'avez qu'une fille, et moi je n'ai qu'un fils;
Leur hymen nous peut rendre à jamais plus qu'amis :
Faites-nous cette grâce, et l'acceptez pour gendre.

LE COMTE.

A des partis plus hauts ce beau fils doit prétendre,
Et le nouvel éclat de votre dignité

Lui doit enfler le cœur d'une autre vanité.
Exercez-la, monsieur, et gouvernez le prince :
Montrez-lui comme il faut régir une province,
Faire trembler partout les peuples sous sa loi,
Remplir les bons d'amour, et les méchants d'effroi.
Joignez à ces vertus celles d'un capitaine :
Montrez-lui comme il faut s'endurcir à la peine,
Dans le métier de Mars se rendre sans égal,
Passer les jours entiers et les nuits à cheval,
Reposer tout armé, forcer une muraille,
Et ne devoir qu'à soi le gain d'une bataille.
Instruisez-le d'exemple, et rendez-le parfait,
Expliquant à ses yeux vos leçons par l'effet.
D. DIÈGUE.

Pour s'instruire d'exemple, en dépit de l'envie,
Il lira seulement l'histoire de ma vie.
Là, dans un long tissu de belles actions,
Il verra comme il faut dompter des nations,
Attaquer une place, et ranger une armée,
Et sur de grands exploits bâtir sa renommée.

LE COMTE.

Les exemples vivants sont d'un autre pouvoir.
Un prince dans un livre apprend mal son devoir.
Et qu'a fait après tout ce grand nombre d'années,
Que ne puisse égaler une de mes journées?

Si vous fûtes vaillant, je le suis aujourd'hui,
Et ce bras du royaume est le plus ferme appui.
Grenade et l'Aragon tremblent quand ce fer brille;
Mon nom sert de rempart à toute la Castille :
Sans moi vous passeriez bientôt sous d'autres lois,
Et vous auriez bientôt vos ennemis pour rois.
Chaque jour, chaque instant, pour rehausser ma gloire,
Met lauriers sur lauriers, victoire sur victoire :
Le prince à mes côtés ferait dans les combats
L'essai de son courage à l'ombre de mon bras;
Il apprendrait à vaincre en me regardant faire,
Et, pour répondre en hâte à son grand caractère,
Il verrait....

D. DIÈGUE.

Je le sais, vous servez bien le roi :
Je vous ai vu combattre et commander sous moi.
Quand l'âge dans mes nerfs a fait couler sa glace,
Votre rare valeur a bien rempli ma place;
Enfin, pour épargner les discours superflus,
Vous êtes aujourd'hui ce qu'autrefois je fus.
Vous voyez toutefois qu'en cette concurrence
Un monarque entre nous met quelque différence.

LE COMTE.

Ce que je méritais, vous l'avez emporté.

D. DIÈGUE.

Qui l'a gagné sur vous l'avait mieux mérité.

LE COMTE.

Qui peut mieux l'exercer en est bien le plus digne.
D. DIEGUE.

En être refusé n'en est pas un bon signe.

LE COMTE.

Vous l'avez eu par brigue, étant vieux courtisan.
D. DIÈGUE.

L'éclat de mes hauts faits fut mon seul partisan.

LE COMTE.

Parlons-en mieux, le roi fait honneur à votre âge.
D. DIÈGUE.

Le roi, quand il en fait, le mesure au courage.

LE COMTE,

Et par là cet honneur n'était dû qu'à mon bras.
D. DIÈGUE.

Qui n'a pu l'obtenir ne le méritait pas.

LE COMTE.

Ne le méritait pas! moi?

D. DIÈGUE.

Yous.

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