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ceux cy? Le pere et le fils peuvent estre de complexion entierement esloingnee, et les freres aussi c'est mon fils, c'est mon parent, mais c'est un homme farouche, un meschant, ou un sot. Et puis, à mesure que ce sont amitiez que la loy et l'obligation naturelle nous commande, il y a d'autant moins de nostre choix et liberté volontaire; et nostre liberté volontaire n'a point de production qui soit plus proprement sienne que celle de l'affection et amitié. Ce n'est pas que ie n'aye essayé de ce costé là tout ce qui en peult estre, ayant eu le meilleur pere qui feut oncques, et le plus indulgent iusques à son extrême vieillesse; et estant d'une famille fameuse de pere en fils, et exemplaire en cette partie de la concorde fraternelle :

Et ipse

Notus in fratres animi paterni 1.

...Au demourant, ce que nous appellons ordinairement amis et amitiez, ce ne sont qu'accointances et familiaritez nouees par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos ames s'entretiennent. En l'amitié de quoy ie parle, elles se meslent et confondent l'une en l'aultre d'un meslange si universel qu'elles effacent et ne retrouvent plus la cousture qui les a ioinctes. Si on me presse de dire pourquoy ie l'aymoys, ie sens que cela ne se peult 'exprimer qu'en respondant: « Parce que c'étoit luy; parce que c'estoit moy. » Il y a, au delà de tout mon discours et de ce que i'en puis dire particulièrement, ie ne sçais quelle force inexplicable et fatale, mediatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous estre veus, et par des rapports que nous oyions l'un de l'aultre, qui faisoient en nostre affection plus d'effort que ne porte la raison des rapports; ie croys par quelque ordonnance du ciel. Nous nous embrassions par nos noms et à nostre première rencontre, qui feust par hazard en une grande feste et compaignie de ville, nous nous trouvasmes si prins, si cogneus, si obligez entre nous, que rien dez lors ne nous feut si proche que l'un à l'aultre. Il escrivit une satyre latine excellente, qui est publiee, par laquelle il excuse et explique la precipitation de nostre intelligence si promptement parvenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé (car nous estions touts deux hommes faicts, et luy plus de quelque année), elle n'avoit point à perdre de temps; et n'avoit à se regler au patron des amitiez molles et regulieres, ausquelles il fault tant de precautions de longue et prealable conversation. Cette cy n'a point d'aultre idée que d'elle mesme, et ne se peult rapporter qu'à soy: ce n'est pas une speciale considération, ny deux, ny trois, ny quatre, ny mille; c'est ie ne sçay quelle quintessence de tout ce meslange, qui, ayant saisi toute sa volonté, l'amena se plonger et se perdre en la mienne, d'une faim, d'une concurrence pareille; ie dis perdre, à la verité, ne nous re

1. Horace, Odes, 1, 17, 5.

servant rien qui nous feust propre, ni qui feust ou sien, ou mien. Nos ames ont charié si uniement ensemble; elles se sont considérees d'une si ardente affection, et de pareille affection découvertes jusques au fin fond des entrailles l'une de l'aultre, que non seulement ie connoissois la sienne comme la mienne, mais ie me feusse certainement plus volontiers fié à luy de moy, qu'à moy.

Qu'on ne mette pas en ce reng ces aultres amitiez communes; i̇'en ay autant de cognoissance qu'un aultre, et des plus parfaites de leur genre mais ie ne conseille pas qu'on confonde leurs regles, on s'y tromperoit.... En ce noble commerce les offices et les bienfaicts, nourriciers des aultres amitiez, ne méritent pas seulement d'estre mis en compte; cette confusion si pleine de nos volontez en est cause car tout ainsi que l'amitié que ie me porte ne reçoit point augmentation pour le secours que ie me donne au besoing, quoy que dient les stoïciens, et comme ie ne me sçais aulcun gré du service que ie me foys, aussi l'union de tels amis estant veritablement parfaicte, elle leur faict perdre le sentiment de tels debvoirs, et haïr et chasser d'entre eulx ces mots de division et de difference, bienfaict, obligation, recognoissance, priere, remerciement, et leurs pareils. Tout estant, par effect, commun entre eulx, volontez, pensements, iugements, biens, femmes, enfants, honneur et vie, et leur convenance 1 n'estant qu'une ame en deux corps, selon la tres propre definition d'Aristote, ils ne se peuvent ny prester ny donner rien....

Si, en l'amitié de quoy ie parle, l'un pouvoit donner à l'autre, ce seroit celuy qui recevroit le bienfaict qui obligeroit son compaignon car cherchant l'un et l'aultre, plus que toute aultre chose, de s'entrebienfaire, celuy qui en preste la matiere et l'occasion est celuy là qui faict le libéral, donnant ce contentement à son amy d'effectuer en son endroict ce qu'il desire le plus. Quand le philosophe Diogenes avoit faulte d'argent, il disoit qu'il le redemandoit à ses amis, non qu'il le demandoit 2. Et pour montrer comment cela se practique par effect, i'en reciteray un ancien exemple singulier 3. Eudamidas, corinthien, avoit deux amis, Charixenus, sicyonien, et Areteus, corinthien: venant à mourir, estant pauvre, et ses deux amis riches, il feit ainsi son testament : «<le legue à Areteus de nourrir ma mere, et l'entretenir en sa vieillesse; à Charixenus, de marier ma fille, et luy donner le douaire le plus grand qu'il pourra et au cas que l'un d'eulx vienne à défaillir, ie substitue en sa part celuy qui survivra. » Ceulx qui premiers veirent ce testament, s'en mocquerent; mais ses heritiers en ayants esté advertis l'accepterent avec un singulier contentement, et l'un d'eulx, Charixenus, estant trespassé cinq iours aprez, la substitution estant ouverte en faveur d'Areteus, il nourrit curieusement cette mere; et de cinq talents qu'il avoit en

1. Leur union. 2. Diogène Laerce, VI, 46. ch. XXII.

DEMOGEOT.

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ses biens, il en donna les deux et demy en mariage à une sienne fille unique, et deux et demy pour le mariage de la fille d'Eudamidas, desquelles il feit les nopces en mesme jour.

Cet exemple est bien plein, si une condition en estoit à dire, qui est la multitude d'amis; car cette parfaicte amitié de quoy ie parle est indivisible: chascun se donne si entier à son amy, qu'il ne luy reste rien à despartir ailleurs; au rebours, il est marry qu'il ne soit double, triple ou quadruple, et qu'il n'ayt plusieurs ames et plusieurs volontez, pour les conferer toutes à ce subject. Les amitiez communes, on les peult despartir; on peult aimer en cettuy cy la beauté; en cet aultre, la facilité de ses mœurs; en l'aultre, la libéralité; en celuy là, la paternité; en cet aultre, la fraternité, ainsi du reste mais cette amitié qui possede l'ame et la regente en toute souveraineté, il est impossible qu'elle soit double. Si deux en mesme temps demandoient à estre secourus, auquel courriez vous? S'ils requeroient des offices contraires, quel ordre y trouveriez vous? Si l'un commettoit à vostre silence chose qui feust utile à l'aultre de sçavoir, comment vous en demesleriez vous? L'unique et principale amitié descoust toutes aultres obligations le secret que i'ai iuré de ne deceler à un aultre, ie le puis sans pariure communiquer à celuy qui n'est pas aultre, c'est moy. C'est un assez grand miracle de se doubler; et n'en cognoissent point la hauteur ceulx qui parlent de se tripler. Rien n'est extreme, qui a son pareil et qui presupposera que de deux i'en ayme autant l'un que l'aultre, et qu'ils s'entr'ayment et m'ayment autant que ie les aime, il multiplie en confrairie la chose la plus une et unie, et de quoy une seule est encores la plus rare à trouver au monde. Le demourant de cette histoire convient tresbien à ce que ie disois: car Eudamidas donne pour grace et pour faveur à ses amis de les employer à son besoing; il les laisse héritiers de cette sienne liberalité, qui consiste à leur mettre en main les moyens de luy bienfaire et sans doubte la force de l'amitié se montre bien plus richement en son faict qu'en celuy d'Areteus. Somme, ce sont effects inimaginables à qui n'en a gousté, et qui me font honnorer à merveille la response de ce jeune soldat à Cyrus 1 s'enquerant à luy pour combien il vouldroit donner un cheval par le moyen duquel il venoit de gaigner le prix de la course, et s'il le voudroit eschanger à un royaume : « Non certes, Sire; mais bien le lairrois ie volontiers pour en acquerir un amy, si ie trouvois homme digne de telle alliance. >> Il ne disoit pas mal, << si ie trouvois »; car on treuve facilement des hommes propres à une superficielle accointance: mais en cette cy, en laquelle on negocie du fin fond de son courage, qui ne faict rien de reste, certes il est besoing que tous les ressorts soyent nets et seurs parfaictement....

L'ancien Menander disoit celuy là heureux qui avoit peu rencontrer seulement l'ombre d'un amy 2 : il avoit certes raison

1. Xénophon, Cyropédie, VII, 2.-2. Plutarque, de l'Amitié fraternelle, ch. 1.

de le dire, mesme s'il en avoit tasté. Car, à la vérité, si ie compare tout le reste de ma vie, quoy qu'avecques la grace de Dieu ie l'aye passee doulce, aysée, et, sauf la perte d'un tel amy, exempte d'affliction poisante, pleine de tranquillité d'esprit, ayant prins en payement mes commoditez naturelles et originelles, sans en rechercher d'aultres; si ie la compare, dis ie, toute, aux quatre années qu'il m'a esté donné de iouyr de la doulce compaignie et société de ce personnage, ce n'est que fumee, ce n'est qu'une nuict obscure et ennuyeuse. Depuis le jour que ie le perdis,

Quem semper acerbum,

Semper honoratum (sic di voluistis!) habebo 1,

ie no foys que traisner languissant; et les plaisirs mesmes qui s'offrent à moy, au lieu de me consoler, me redoublent le regret de sa perte nous estions à moitié de tout; il me semble que ie luy desrobe sa part.

Nec fas esse ulla me voluptate hic frui

Decrevi, tantisper dum ille abest meus particeps 2.

l'estois desia si faict et accoustumé à estre deuxiesme partout, qu'il me semble n'estre plus qu'à demy.

Illam meæ si partem animæ tulit
Maturior vis, quid moror altera?
Nec carus æque, nec superstes
Integer. Ille dies utramque.
Duxit ruinam 3....

Il n'est action ou imagination où ie ne le treuve à dire; comme si eust il bien fait à moy car de mesme qu'il me surpassoit d'une distance infinie en toute aultre suffisance et vertu, aussi faisoit-il au debvoir de l'amitié. (Essais, liv. I, chap. xxvII.)

1. Virgile, Enéide, V, 49. - 2. Térence, Heautontimoroumenos, aete I, scène 1, vers 97. 3. Horace, Odes, II, 17, 5.

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Sonderi pivos de C,

TROISIÈME PÉRIODE

DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

PIERRE CORNEILLE 1

Pierre Corneille, né le 6 juin 1606, à Rouen, où il fut d'abord destiné au barreau, vint pour la première fois à Paris en 1629 et débuta par des comédies, oubliées aujourd'hui, qui eurent alors un grand succès. En 1635 il donna sa première tragédie, Médée. L'année suivante parut le Cid, le premier de ses chefs-d'œuvre; puis Horace, Cinna, tous deux en 1639; Polyeucte, 1640; la Mort de Pompée, 1641; Rodogune, 1644. En 1642 il donna au théâtre la première. comédie de caractère, le Menteur. Admis à l'Académie en 1647, il produisit encore un grand nombre de pièces, qui réussirent peu et qui n'offrent plus que des restes de son génie. On a de Corneille quelques écrits en prose, des Discours sur l'Art dramatique, des Examens de ses pièces. Il mourut pauvre, à Paris, le 1er octobre 1684.

Première édition des œuvres de P. Corneille : Rouen et Paris, 1644, petit in-12; principales éditions: Amsterdam, Wolfgang, 1664, 5 vol. petit in-12; Paris, 1706, 10 vol. in-12; Genève, 1764, 15 vol. in-8; Paris, Lefèvre, 1824, 12 vol. in-8; Paris, Didot et Lefèvre, 1854-1855, 12 vol. in-8.

La dernière et la plus importante de toutes les éditions de P. Corneille est celle de M. Marty-Laveaux, dans la Collection des Grands Écrivains, Paris, Hachette, 1862-1868,

1. Histoire de la littérature française, page 372 le Théâtre sous Richelieu.

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