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l'un alla arroser les plaines riantes du midi, toutes parfumées encore du souvenir des arts et de la civilisation romaine, où la langue grecque elle-même avait laissé un harmonieux écho; l'autre, répandu au nord de la Loire, rencontrant partout des Germains, des Kymris, des Northmans, se chargea d'un sédiment barbare qui en altéra longtemps la limpidité.

Les Northmans surtout exercèrent la plus grande influence sur le dialecte du nord de la France. Ces conquérants du dixième siècle firent comme ceux du cinquième : ils adoptèrent la langue du pays conquis, mais ils l'adoptèrent en la modifiant selon le besoin de leurs rudes organes. Les syllabes sonores s'obscurcirent; les a devinrent des é; par exemple, le mot latin charitas avait donné charitat à la langue romane : les Northmans prononcèrent charité et contribuèrent ainsi à donner au dialecte du nord une physionomie de plus en plus distincte. Les traces qu'ils y laissèrent furent d'autant plus profondes qu'ils s'approprièrent plus sérieusement la langue française./Déjà sous Guillaume Ier, successeur de Rollon, on ne parlait plus à Rouen que le roman. Le duc, voulant que son fils sût aussi la langue danoise, fut obligé de l'envoyer à Bayeux, où on la parlait encore. Pour les autres Gaulois, le français était un latin corrompu, un patois dédaigné; pour les Northmans. barbares, ce fut presque une langue savante, qu'ils étudièrent, comme le latin, avec le plus grand soin. Bientôt les Northmans devinrent nos poètes et nos maîtres de français, de même qu'autrefois les Gaulois avaient envoyé à Rome des maîtres de rhétorique et de grammaire latine./

Pendant ce temps-là, l'idiome méridional recevait aussi des circonstances politiques son caractère distinctif. Les provinces du sud, soumises d'abord par les Visigoths et les Bourguignons, avaient eu moins à souffrir sous ces conquérants moins barbares. Les Francs les avaient sans doute bien des fois sillonnées, mais sans déraciner aussi complètement qu'au nord les mœurs et la civilisation romaine. Devenues, après Charlemagne, le partage de quelques-uns de ses successeurs, elles s'étaient formées en royaume indépendant sous Bozon, qui prit en 879 le titre de roi d'Arles

ou de Provence. Mais, à la fin du onzième et au commencement du douzième siècle, sa succession se trouva partagée entre les comtes de Toulouse et de Barcelone. L'union des Provençaux avec les Catalans acheva de jeter le dialecte du midi bien loin de l'idiome sourd et traînant des compagnons de Guillaume le Bâtard. Le provençal fut désormais une langue distincte du roman wallon ou welsh (c'est-à-dire gaulois). On distingua aussi ces deux idiomes par le mot qui, dans chacun d'eux, exprimait l'affirmation oui : l'un fut appelé langue d'Oc (hoc); l'autre, langue d'Oil (hoc, illud). C'est ainsi qu'à la même époque on nommait l'italien langue de si, et l'allemand langue de ya.

TROUVÈRES

Les Trouvères sont les poètes qui vivaient dans la partie de la France située au nord de la Loire. Ils écrivaient dans la langue d'Oil, qui est devenue la langue française. Clercs pour la plupart, ils composaient des poèmes que les jongleurs apprenaient par cœur, puis chantaient ou récitaient dans les châteaux et sur les places publiques 1.

Ces poèmes étaient ou de longs récits épiques de vingt, trente, cinquante mille vers, appelés d'abord Chansons de geste, ou des contes plus légers de sujet et de taille, qu'on nommait généralement Fabliaux. Les Trouvères faisaient encore des compositions du genre lyrique analogues à nos odes et chansons 2

CHANSON DE ROLAND

La plus ancienne et la plus remarquable des chansons de geste est la Chanson de Roland, faite au onzième siècle par le trouvère normand Thurold ou Théroulde. Elle ne se

1. Voir l'Histoire de la littérature française, page 61 (nous citerons toujours la pagination de la 20e édition), 2. Ibid., pages 71 et suivantes

compose que de 3996 vers, et elle a pour sujet la mort héroïque de Roland, neveu et vassal de Charlemagne, surpris par les montagnards ibériens dans les gorges de Roncevaux. Nous nous bornerons à une courte citation, à cause de la vétusté du langage./

Lorsque les Sarrasins approchent (les ennemis des Francs sont tous des Sarrasins chez les poètes contemporains des Croisades), le paladin Olivier supplie son compagnon Roland de sonner de son fameux cor, pour avertir Charlemagne, qui déjà a franchi les monts.

Cumpainz Rollant, sunez vostre olifan;
Si l'orrat Carles qui est as porz passant;
Je vous plevis, jà returnerunt Franc!

Ne placet Deu, ço li respunt Rollant,
Que ço seit dit de nul hume vivant
Ne pur paien que jà sei-jo cornant!
Jà n'en aurunt reproece mi parent.
Quant jo serai en la bataille grant,
Et jo ferrai e mil cops e vii cenz,
De Durandal verrez l'acer sanglent!
Franceis sunt bon, si ferrunt vassalment!
Ja cil d'Espaigne n'auerunt de mort guarant 1!

Compagnon Roland, sonnez de votre olifant; Charles qui est aux ports passant; retourneront Francs!

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Ainsi l'entendra Je vous (le) garantis, aussitôt Ne plaise à Dieu, ce lui répond Roland, Et surtout pour des

Que cela soit dit par aucun homme vivant,

païens que jamais j'aie été sonnant du cor! Jamais n'en auront reproche mes parents. Quand je serai dans la bataille grande coups et sept cents,

Et (que) je frapperai et mille (vous) verrez l'acier sanglant! frapperont-ils bravement! garant contre la mort!

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De Durandal Les Français sont courageux, ainsi Jamais ceux d'Espagne n'auront de

Les deux plus anciennes éditions françaises de la Chanson de Roland sont celles de Francisque Michel, 1837, et de François Génin, 1850; les deux plus commodes à consulter, celle de M. Petit de Julleville (Paris, 1878, in-8), à laquelle est jointe une traduction, et celle de M. Léon Gau

1. La Chanson de Roland, édition de Francisque Michel, 1837, page 42. Édition de F. Génin, 1850, page 92. Edit. de Léon Gautier, page 104.

tier, avec une traduction, une introduction et des éclaircissements nombreux (Tours, 1881, 1 vol. in-12).

Au moment où l'ennemi va les attaquer, voici la fière réponse que Roland fait à Olivier, qui lui rappelait avec reproche son refus de sonner du cor:

"

Quant Rollant veit que bataille serat,
Plus se fait fiers que léun ni leupart,
Franceis escriet, Oliver apelat :
<< Sire compains, amis, ne l'dire ja!
Li emperere ki Franceis nous laissat,
Itels xx mille en mist a une part,
Son escientre, n'en i out un cuard!
Par son seignur deit hom susfrir granz mals,
Et endurer e forz freiz e granz chalz;
S'en deit hom perdre del sanc
Fier de ta lance, e jo de Durandal,
Ma bone espee que li reis me dunat!
Si jo i moere, dire poet kì l'avera :
Iceste espee fut à noble vassal 1!

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de la chair.

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Quand Roland voit qu'il y aura bataille, Plus fier il se fait que lion et léopard, Il crie aux Français, il s'adresse à Olivier : Seigneur compagnon, ami, ne parle pas ainsi! L'empereur, qui nous a laissé des Français, - Les a mis tels au nombre de vingt mille en un corps; A son escient, il n'y a pas entre eux un seul couard! . Et Pour son seigneur doit-on souffrir grands maux endurer grands froids et fortes chaleurs; Tout homme doit en perdre du sang et de la chair. Frappe de ta lance, et moi de Ma bonne épée que le roi m'a donnée! Si je meurs, celui qui l'aura pourra dire Cette épée était celle d'un noble soldat!

Durandal,

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Et lorsque, fatigués de carnage, les deux chrétiens succombent à la fin sous le nombre, le poète (car Thurold mérite déjà ce nom) voit la nature entière partager son émotion et sa douleur. Le ciel se voile, la terre tremble, les vents grondent et gémissent :

C'est li granz doel por la mort de Rollant.

En France en est moult merveilleux tourment; grands tourbillons de tonnerre et de vent; pluies et grésil à demesure; foudres qui tombent; et la terre, en vérité, tremble de Saint-Michel de Paris

1. Francisque Michel, page 44.- Génin, page 95.-Léon Gautier, page 106.

jusqu'à Sens, de Besançon jusqu'au port de Wissant! il n'est logis dont les murs ne se crèvent! vers le Midi sont de grandes ténèbres, et n'y fait clair que quand le ciel se fend! nul ne le voit que moult ne s'épouvante; disent plusieurs : C'est le définement, c'est la fin du siècle présent!» Ils ne le savent, et se trompent : c'est le grand deuil pour la mort de Roland!

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« Quel tableau! s'écrie avec raison Géruzez en citant ce passage. C'est, si l'on veut, l'enfance de l'art et de la langue, mais n'est-ce pas en même temps le point le plus élevé et la pleine maturité du sentiment héroïque ? »>

FABLIAUX

Les Fabliaux étaient des récits assez courts, souvent gais et satiriques, quelquefois dévots. Ils sont ordinairement rimes en vers de huit syllabes et possèdent un vrai mérite littéraire. On ignore presque toujours le nom du trouvère qui les composa. Une foule de contes répétés par toutes les littératures de l'Europe moderne se trouvent déjà parmi les naïfs fabliaux de nos Trouvères 1.

Les principaux recueils de Fabliaux sont ceux de Barbazan, en 1756; de Legrand d'Aussy, en 1779, 1789 et 1829 (3e édition, 4 vol. in-8); de Méon, en quatre volumes, 1802, avec un supplément de deux volumes en 1823; d'Achille Jubinal, en 1839 et 1842 (2 vol. in-8). L'édition de M. Anatole de Montaiglon, Paris, Librairie des Bibliophiles, 18721878, contient tous les Fabliaux déjà imprimés et un très grand nombre d'inédits. Elle est intitulée: Recueil général et complet des Fabliaux des XIII et XIVe siècles.

Nous allons analyser un fabliau pour donner une idée de ce genre de composition.

LE PAYSAN MÉDECIN

Un paysan, qui avait épousé la fille d'un chevalier, la battait régulièrement tous les matins. La demoiselle, qui goûtait assez peu ce régime, s'imagine que son mari ne la traite si durement que parce qu'il ne sait point par expérience ce que c'est que d'être battu.

1. Histoire de la littérature française, page 127,

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