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La principale perfection d'une histoire consiste dans l'ordre et dans l'arrangement. Pour parvenir à ce bel ordre, l'historien doit embrasser et posséder toute son histoire. Il doit la voir tout entière, comme d'une seule vue. Il faut qu'il la tourne et qu'il la retourne de tous les côtés, jusqu'à ce qu'il ait trouvé son vrai poin de vue. Il faut en montrer l'unité, et tirer, pour ainsi dire, d'une seule source tous les principaux événements qui en dépendent. Par là il instruit utilement son lecteur, il lui donne le plaisir de prévoir, il l'intéresse, il lui met devant les yeux un système des affaires de chaque temps, il lui débrouille ce qui en doit résulter, il le fait raisonner sans lui faire aucun raisonnement, il lui épargne beaucoup de redites, il ne le laisse jamais languir, il lui fait même une narration facile à retenir par la liaison des faits : je répète, sur l'histoire, l'endroit d'Horace qui regarde le poème épique •

Ordinis hæc virtus erit et Venus, aut ego fallor,

Ut jam nunc dicat, jam nunc debentia dici,
Pleraque differat et præsens in tempus omittat 1

Un sec et triste faiseur d'annales ne connaît point d'autre ordre que celui de la chronologie. Il répète un fait toutes les fois qu'il a besoin de raconter ce qui tient à ce fait; il n'ose ni avancer ni reculer aucune narration. Au contraire, l'historien qui a un vrai génie choisit sur vingt endroits celui où un fait sera mieux placé pour répandre la lumière sur tous les autres. Souvent un fait montré par avance de loin débrouille tout ce qui le prépare. Souvent un autre fait sera mieux dans son jour étant mis en arrière. En se présentant plus tard, il viendra plus à propos pour faire naître d'autres événements. C'est ce que Cicéron compare au soin qu'un homme de bon goût prend pour placer de bons tableaux dans un jour avantageux : Videtur tanquam tabulas bene pictas collocare in bono lumine.

DIALOGUES DES MORTS

LE CONNÉTABLE DE BOURBON ET BAYARD

Il n'est jamais permis de prendre les armes contre sa patrie BOURBON 2. N'est-ce point le pauvre Bayard que je vois au pied de cet arbre, étendu sur l'herbe et percé d'un grand coup? Oui, c'est

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1. Art poétique, vers 42. « L'ordre, qui est une force et une beauté, consistera, si je ne me trompe, à dire ici ce qui doit être dit ici, à reculer le reste, et à le renvoyer à l'endroit où il sera le mieux placé. » 2 Ce Dialogue des morts est un dialogue entre vivants. Bayard vient d'ètre mortellement blessé au passage de la Sésia, après avoir sauvé l'armée française compromise par les fautes de Bonnivet (30 avril 1524), lorsque le connétable de Bourbon le reconnaît et l'aborde.

DEMOGEOT.

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lui-même. Hélas! je le plains. En voilà deux qui périssent aujourd'hui par nos armes : Vandenesse et lui. Ces deux Français étaient deux ornements de leur nation par leur courage. Je sens que mon cœur est encore touché pour sa patrie. Mais avançons pour lui parler. Ah! mon pauvre Bayard, c'est avec douleur que je te vois en cet état. BAYARD. C'est avec douleur que je vous vois aussi.

BOURBON. Je comprends bien que tu es fâché de te voir dans mes mains par le sort de la guerre. Mais je ne veux point te traiter en prisonnier je veux te garder comme un bon ami, et prendre soin de ta guérison comme si tu étais mon propre frère. Ainsi tu ne dois pas être fâché de me voir.

BAYARD. Hé! croyez-vous que je ne sois pas fâché d'avoir obligation au plus grand ennemi de la France? Ce n'est point de ma captivité ni de ma blessure dont je suis en peine. Je meurs : dans un moment la mort va me délivrer de vos mains.

BOURBON. Non, mon cher Bayard; j'espère que nos soins réussiront pour te guérir.

BAYARD. Ce n'est point là ce que je cherche, et je suis content de mourir.

BOURBON. Qu'as-tu donc? Est-ce que tu ne saurais te consoler d'avoir été vaincu et fait prisonnier dans la retraite de Bonnivet? Ce n'est pas ta faute, c'est la sienne les armes sont journalières. Ta gloire est assez bien établie par tant de belles actions. Les Impériaux ne pourront jamais oublier cette vigoureuse défense de Mézières contre eux 1.

BAYARD. Pour moi, je ne puis jamais oublier que vous êtes ce grand connétable, ce prince du plus noble sang qu'il y ait dans le monde, et qui travaille à déchirer de ses propres mains sa patrie et le royaume de ses ancêtres.

BOURBON. Quoi! Bayard, je te loue, et tu me condamnes! je tɔ plains, et tu m'insultes!

BAYARD. Si vous me plaignez, je vous plains aussi; et je vous trouve bien plus à plaindre que moi. Je sors de la vie sans tache; j'ai sacrifié la mienne à mon devoir; je meurs pour mon pays, pour mon roi, estimé des ennemis de la France, et regretté de tous les bons Français mon état est digne d'envie.

BOURBON. Et moi je suis victorieux d'un ennemi qui m'a outragé; je me venge de lui; je le chasse du Milanais; je fais sentir à toute la France combien elle est malheureuse de m'avoir perdu en me poussant à bout; appelles-tu cela être à plaindre?

BAYARD. Oui: on est toujours à plaindre quand on agit contre son devoir : il vaut mieux périr en combattant pour la patrie, que la vaincre et triompher d'elle. Ah! quelle horrible gloire que celle de détruire son propre pays!

BOURBON. Mais ma patrie a été ingrate après tant de services que je lui avais rendus. Madame m'a fait traiter indignement, par un

1. En 1521.

2. Louise de Savoie, mère de François Ier.

dépit d'amour. Le roi, par faiblesse pour elle, m'a fait une injustice énorme en me dépouillant de mon bien. On a détaché de moi jusqu'à mes domestiques, Matignon et d'Argouges. J'ai été contraint, pour sauver ma vie, de m'enfuir presque seul. Que voulaistu que je fisse?

BAYARD. Que vous souffrissiez toutes sortes de maux, plutôt que de manquer à la France et à la grandeur de votre maison. Si la persécution était trop violente, vous pouviez vous retirer; mais il valait mieux être pauvre, obscur, inutile à tout, que de prendre les armes contre nous. Votre gloire eût été au comble dans la pauvreté et dans le plus misérable exil.

BOURBON. Mais ne vois-tu pas que la vengeance s'est jointe à l'ambition pour me jeter dans cette extrémité? J'ai voulu que le roi se repentît de m'avoir traité si mal.

BAYARD. Il fallait l'en faire repentir par une patience à toute épreuve, qui n'est pas moins la vertu d'un héros que le courage. BOURBON. Mais le roi, étant si injuste et si aveuglé par sa mère, méritait-il que j'eusse de si grands égards pour lui?

BAYARD. Si le roi ne le méritait pas, la France entière le méritait. La dignité même de la couronne, dont vous êtes un des héritiers, le méritait. Vous vous deviez vous-même d'épargner la France

dont vous pouvez être un jour roi

BOURBON. Eh bien! j'ai tort, je l'avoue; mais ne sais-tu pas combien les meilleurs cœurs ont de peine à résister à leur ressentiment?

BAYARD. Je le sais bien; mais le vrai courage consiste à y résister. Si vous connaissez votre faute, hâtez-vous de la réparer Pour moi, je meurs; et je vous trouve plus plaindre dans vos prospérités, que moi dans mes souffrances. Quand l'empereur ne vous tromperait pas, quand même il vous donnerait sa sœur en mariage et qu'il partagerait la France avec vous, il n'effacerait point la tache qui déshonore votre vie. Le connétable de Bourbon rebelle! Ah! quelle honte! Écoutez Bayard mourant comme il a vécu, et ne cessant de dire la vérité.

LE CARDINAL DE RETZ

Paul de Gondi, cardinal de Retz, né à Montmirail en octobre 1614, fut destiné dès son enfance à la carrière ecclésiastique, pour laquelle il était peu fait. Nommé en 1643 coadjuteur de l'archevêque de Paris, Henri de Gondi, son oncle, il se mit en 1648 à la tête du peuple de Paris soulevé contre la régente Anne d'Autriche, et contre Mazarin.

En 1652, après la défaite des frondeurs à la bataille du Faubourg Saint-Antoine, il se rapprocha de la reine et reçut en récompense le chapeau de cardinal. Maîtresse du pouvoir, Anne d'Autriche le fit arrêter. Il parvint à s'évader de sa prison et à sortir du royaume. Rentré en France en 1664, il renonça à la politique et acheva sa vie dans la retraite, rédigeant ses Mémoires, un des modèles de ce genre d'histoire familière, si florissante au XVIIe siècle, et si conforme à l'esprit national. Il mourut à Paris le 24 août 1679.

La première édition des Mémoires parut à Nancy, 1717, 3 vol. in-12.

Ces mémoires figurent dans toutes les grandes collections de Mémoires sur l'histoire de France.

Les meilleures éditions sont celles d'Amsterdam, 1731, 4 vol. pet. in-18; de Géruzez, Paris, 1842, 2 vol. gr. in-8; celle de Champollion - Figeac, Paris, Charpentier, 1859, 4 vol. gr. in-18; et surtout celle de MM. A. Feillet et J. Gourdault, dans la Collection des Grands Écrivains, 8 vol. in-8, avec album.

JOURNÉE DES BARRICADES 1

Ce mouvement fut comme un incendie subit et violent qui se prit du pont Neuf à toute la ville. Tout le monde sans exception prit les armes. L'on voyait les enfants de cinq et six ans le poignard à la main, on voyait les mères qui les leur apportaient elles-mêmes. Il y eut dans Paris plus de deux cents barricades en moins de deux heures, bordées de drapeaux et de toutes les armes que la Ligue avait laissées entières. Comme je fus obligé de sortir un moment pour apaiser un tumulte qui était arrivé par le malentendu de deux officiers du quartier Notre-Dame, je vis, entre autres, une lance trainée, plutôt que portée, par un petit garçon de huit ans, qui était assurément de l'ancienne guerre des Anglais. Mais

1. Le 26 août 1618, au sortir du Te Deum pour la victoire de Lens, la reine fit arrêter le « bonhomme Broussel », conseiller au Parlement, et le président Blancménil. Paris s'émut de ces arrestations; il y eut quelque désordre, qui, vers le soir, parut apaisé. Pendant la nuit, le coadjuteur de Retz, permettant « à ses sens de se laisser chatouiller par le titre de chef de parti, qu'il avait toujours honoré dans les Vies de Plutarque », travailla à ranimer l'irritation populaire; le lendemain matin, Paris était en armes et la Fronde commençait.

j'y vis encore quelque chose de plus curieux. M. Brissac me fit remarquer un hausse-col sur lequel la figure du jacobin qui tua Henri III était gravée; il était de vermeil doré avec cette inscription Saint Jacques-Clément. Je fis une réprimande à l'officier qui le portait, et je fis rompre le hausse-col publiquement à coups de marteau sur l'enclume d'un maréchal. Tout le monde cria: Vive le Roi, mais l'écho répondait : Point de Mazarin.

Un moment après que je fus rentré chez moi, l'argentier de la reine y entra, qui me commanda et me conjura de sa part d'employer mon crédit pour apaiser la sédition, que la cour, comme vous voyez, ne traitait plus de bagatelle. Je répondis froidement et respectueusement que les efforts que j'avais faits la veille pour cet effet, m'avaient rendu si odieux parmi le peuple, que j'avais même couru fortune pour avoir voulu seulement me montrer un moment; que j'avais été obligé de me retirer chez moi, même fort brusquement; à quoi j'ajoutai ce que vous pouvez vous imaginer de respect, de douleur, de regret et de soumission. L'argentier, qui était au bout de la rue quand on criait Vive le Roi, et qui avait ouï que l'on y ajoutait à toutes les reprises Vive le Coadjuteur, fit ce qu'il put pour me persuader de mon pouvoir; et quoique j'eusse été très fâché qu'il l'eût été de mon impuissance, je ne laissai pas de feindre que je la lui voulais toujours persuader.

Le Parlement s'étant assemblé ce jour-là de très bon matin, et devant même que l'on eût pris les armes, apprit les mouvements par les cris d'une multitude immense, qui hurlait dans la salle du palais: Broussel! Broussel! et il donna arrêt par lequel il fut ordonné qu'on irait en corps et en habit au Palais-Royal, redemander les prisonniers; qu'il serait décrété contre Comminges, lieutenant des gardes de la reine; qu'il serait défendu à tous les gens de guerre, sur peine de la vie, de prendre des commissions pareilles; et qu'il serait informé contre ceux qui avaient donné ce conseil comme contre des perturbateurs du repos public. L'arrêt fut exécuté à l'heure même. Le Parlement sortit au nombre de cent soixante officiers il fut reçu et accompagné dans toutes les rues avec des acclamations et des applaudissements incroyables : toutes les barricades tombaient devant lui.

Le premier président 1 parla à la reine avec toute la liberté que l'état des choses lui donnait; il lui représenta au naturel le jeu que l'on avait fait en toutes occasions de la parole royale; les illusions honteuses et même puériles par lesquelles on avait éludé mille et mille fois les résolutions les plus utiles et même les plus nécessaires à l'État; il exagéra avec force le péril où le public se trouvait, par la prise tumultuaire et générale des armes. La reine, qui ne craignait rien parce qu'elle connaissait peu, s'emporta, et elle lui répondit avec un ton de fureur plutôt que de colère : « Je

1 Mathieu Molé, né en 1584, mort en 1656, premier président du Parlement de Paris en 1641.

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