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écharpes de crêpe; tous les tambours en étaient couverts; ils ne battaient qu'un coup; les piques traînantes et les mousquets renversés mais ces cris de toute une armée ne se peuvent pas représenter sans que l'on en soit ému. Ses deux neveux étaient à cette pompe, dans l'état que vous pouvez penser. M. de Roye tout blessé s'y fit porter car cette messe ne fut dite que quand ils eurent repassé le Rhin. Je pense que le pauvre chevalier 1 était bien abîmé de douleur. Quand ce corps a quitté son armée, ç'a été encore une autre désolation; et partout où il a passé on n'entendait que des clameurs mais à Langres ils se sont surpassés; ils allèrent au-devant de lui en habits de deuil au nombre de plus de deux cents suivis du peuple; tout le clergé en cérémonie; il y eut un service solennel dans la ville, et en un moment ils se cotisèrent tous pour cette dépense, qui monta à cinq mille francs, parce qu'ils reconduisirent le corps jusqu'à la première ville, et voulurent défrayer tout le train. Que dites-vous de ces marques naturelles d'une affection fondée sur un mérite extraordinaire? Il arrive à Saint-Denis ce soir ou demain; tous ses gens l'allaient reprendre à deux lieues d'ici; il sera dans une chapelle en dépôt; on lui fera un service à SaintDenis, en attendant celui de Notre-Dame, qui sera solennel...

Écoutez, je vous prie, une chose qui est à mon sens fort belle: il me semble que je lis l'histoire romaine. Saint-Hilaire, lieutenant général de l'artillerie, fit donc arrêter M de Turenne qui avait toujours galopé, pour lui faire voir une batterie; c'était comme s'il eût dit : « Monsieur, arrêtez-vous un peu, car c'est ici que vous devez être tué. » Le coup de canon vient donc, et emporte le bras de SaintHilaire qui montrait cette batterie, et tue M. de Turenne : le fils de Saint-Hilaire se jette à son père, et se met à crier et à pleurer. « Taisez-vous, mon enfant, lui dit-il; voyez, en lui montrant M. de Turenne raide mort, voilà ce qu'il faut pleurer éternellement, voilà ce qui est irréparable. » Et, sans faire nulle attention sur lui, se met à crier e à pleurer cette grande perte. M. de La Rochefoucauld pleure lui-même en admirant la noblesse de ce sentiment.

LA ROCHEFOUCAULD

François de Marsillac, duc de La Rochefoucauld, né à Paris en 1613, prit une part active aux troubles de la Fronde, où il s'engagea pour complaire à la duchesse de Longueville. Rentré en grâce, il devint, à la majorité de Louis XIV, chevalier des ordres du roi, puis gouverneur

1. Le chevalier de Grignan, frère cadet du gendre de Mme de Sévigné.

du Poitou. Il passa sa vieillesse dans l'intimité de Mme de La Fayette et de Mme de Sévigné, et mourut en 1680.

Il avait publié en 1662 des Mémoires sur la régence d'Anne d'Autriche, et en 1665, un petit livre intitulé Maximes et sentences ou Maximes morales.

Les éditions des Maximes données du vivant de l'auteur diffèrent toutes entre elles, non seulement par le style, mais par le contenu. La première, qui a pour titre Réflexions ou Sentences et Maximes morales, 1665 (in-12), contient 316 maximes; la seconde (1666) n'en renferme plus que 302; la troisième (1671) en contient 341; la quatrième (1675), 416, la cinquième (1678), 504. La sixième, postérieure à la mort de La Rochefoucauld, donne 554 maximes. Parmi leséditeurs modernes, M. Aimé Martin est le premier qui ait reproduit exactement (1822) le texte de 1678, le dernier qu'ait revu l'auteur.

M. E. de Barthélemy a publié, en 1863, 259 maximes inédites. Signalons surtout l'édition Duplessis (1853, in-16, Bibliothèque Elzévirienne) et l'édition Gilbert et Gourdault (1868-1881) dans la Collection des Grands Écrivains : cette dernière donne toutes les variantes des éditions originales. On vient de réimprimer récemment le texte des Maximes imprimé à la Haye, sans l'assentiment de l'auteur, en 1664, un an avant la première édition française (édition Pauly, 1883, in-8).

Les Maximes de La Rochefoucauld sont une série de remarques fines, spirituelles, paradoxales. Elles ne présentent guère qu'une perpétuelle variante de cette opinion. exagérée, et par conséquent fausse, que toutes les actions. humaines ont pour unique mobile l'amour-propre; au reste, pour corriger cette erreur, il suffit de restreindre ce que l'auteur généralise, et d'entendre de la plupart ce qu'il affirme de tous. Ainsi modifiée, la thèse du moraliste se réduit à cette formule inoffensive L'égoïsme se rencontre plus souvent dans la société que la vertu.

Le style des Maximes est vif, rapide et brillant. Ce livre, suivant Voltaire, fut un de ceux qui contribuèrent le plus à former le goût de la nation, et à lui donner un esprit de justesse et de précision. Les Mémoires de La Rochefou

cauld sont lus, dit-il encore, et l'on sait par cœur ses Pensées.

MAXIMES ET RÉFLEXIONS MORALES 1

1. Ce que nous prenons pour des vertus, n'est souvent qu'un assemblage de diverses actions et de divers intérêts que la fortune ou notre industrie savent arranger; et ce n'est pas toujours par valeur et par chasteté que les hommes sont vaillants et que les femmes sont chastes.

2. L'amour-propre est le plus grand de tous les flatteurs.

8. Les passions sont les seuls orateurs qui persuadent toujours. Elles sont comme un art de la nature dont les règles sont infaillibles; et l'homme le plus simple qui a de la passion persuade mieux que le plus éloquent qui n'en a point.

19. Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d'autrui.

10. La constance des sages n'est que l'art de renfermer leur agitation dans leur cœur.

25. Il faut de plus grandes vertus pour soutenir la bonne fortune que la mauvaise.

27. On fait souvent vanité des passions, même les plus criminelles; mais l'envie est une passion timide et honteuse, que l'on n'ose jamais avouer.

28. La jalousie est, en quelque manière, juste et raisonnable, puisqu'elle ne tend qu'à conserver un bien qui nous appartient ou que nous croyons nous appartenir; au lieu que l'envie est une fureur qui ne peut souffrir le bien des autres.

29. Le mal que nous faisons ne nous attire pas tant de persécutions et de haine que nos bonnes qualités.

30. Nous avons plus de force que de volonté; et c'est souvent pour nous excuser à nous-mêmes que nous nous imaginons que les choses sont impossibles.

34. Si nous n'avions point d'orgueil, nous ne nous plaindrions pas de celui des autres.

48. La félicité est dans le goût et non pas dans les choses; et 'est par avoir ce qu'on aime qu'on est heureux, non par avoir ce que les autres trouvent aimable.

52. Quelque différence qu'il paraisse entre les fortunes, il y a une certaine compensation de biens et de maux qui les rend égales. 56. Pour s'établir dans le monde, on fait tout ce qu'on peut pour y paraître établi.

78. L'amour de la justice n'est, en la plupart des hommes, que la crainte de souffrir l'injustice.

1. Nous avons conservé à chacune des Maximes le numéro d'ordre qu'elle occupe dans les éditions complètes.

81. L'amitié la plus désintéressée n'est qu'un commerce où notre amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner.

82. La réconciliation avec nos ennemis n'est qu'un désir de rendre notre condition meilleure, une lassitude de la guerre, et une crainte de quelque mauvais événement.

89. Tout le monde se plaint de sa mémoire, et personne ne se plaint de son jugement.

90. Il n'y en a point qui pressent tant les autres que les paresseux; lorsqu'ils ont satisfait à leur paresse, ils veulent paraître diligents.

94. Les grands noms nous abaissent, au lieu d'élever ceux qui ne les savent pas soutenir.

96. C'est une preuve de peu d'amitié de ne s'apercevoir pas du refroidissement de celle de nos amis.

102. L'esprit est toujours la dupe du cœur.

10. Gn ne donne rien si libéralement que ses conseils.

115. Il est aussi facile de se tromper soi-même sans s'en apercevoir, qu'il est difficile de tromper les autres sans qu'ils s'en aperçoivent.

126. Les finesses et les trahisons ne viennent que de manque d'habileté.

127. Le vrai moyen d'être trompé, c'est de se croire plus fin que les autres.

129. Il suffit quelquefois d'être grossier pour n'être pas trompé par un habile homme.

134. On n'est jamais si ridicule par les qualités que l'on a que par celles que l'on affecte d'avoir.

137. On parle peu quand la vanité ne fait pas parler.

138. On aime mieux dire du mal de soi-même que de n'en point parler.

139. Une des choses qui font que l'on trouve si peu de gens qui paraissent raisonnables et agréables dans la conversation, c'est qu'il n'y a presque personne qui ne pense plutôt à ce qu'il veut dire qu'à répondre précisément à ce qu'on lui dit. Les plus habiles et les plus complaisants se contentent de montrer seulement une mine attentive, en même temps que l'on voit dans leurs yeux et dans leur esprit un égarement pour ce qu'on leur dit, et une précipitation pour retourner à ce qu'ils veulent dire; au lieu de considérer que c'est un mauvais moyen de plaire aux autres ou de les persuader, que de chercher si fort à se plaire à soi-même, et que bien écouter et bien répondre est une des plus grandes perfections qu'on puisse avoir dans la conversation.

147. Peu de gens sont assez sages pour préférer le blâme qui leur est utile à la louange qui les trahit.

200. Ce qui nous empêche souvent de nous abandonner à un seul Ivice est que nous en avons plusieurs.

201. Nous oublions aisément nos fautes, lorsqu'elles ne sont sues que de nous.

204. Le désir de paraître habile empêche souvent de le devenir. 223. L'hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu. 265. La gravité est un mystère du corps inventé pour cacher les défauts de l'esprit.

266. La flatterie est une fausse monnaie qui n'a de cours que par notre vanité.

271. Ce qu'on nomme libéralité n'est le plus souvent que la vanité de donner, que nous aimons mieux que ce que nous donnons.

272. La pitié est souvent un sentiment de nos propres maux dans les maux d'autrui. C'est une habile prévoyance des malheurs où nous pouvons tomber. Nous donnons du secours aux autres pour les engager à nous en donner en de semblables occasions, et ces services que nous leur rendons sont, à proprement parler, un bien que nous nous faisons à nous-mêmes par avance.

273. La petitesse de l'esprit fait l'opiniâtreté : nous ne croyons pas aisément à ce qui est au delà de ce que nous voyons.

279. La jeunesse est une ivresse continuelle; c'est la fièvre de la raison. 302. Nous aimons toujours ceux qui nous admirent, et nous n'aimons pas toujours ceux que nous admirons.

303. Il est difficile d'aimer ceux que nous n'estimons point; mais il ne l'est pas moins d'aimer ceux que nous estimons beaucoup plus que nous.

305. La reconnaissance dans la plupart des hommes n'est qu'une forte et secrète envie de recevoir de plus grands bienfaits.

306. Presque tout le monde prend plaisir à s'acquitter des petites obligations beaucoup de gens ont de la reconnaissance pour les médiocres; mais il n'y a presque personne qui n'ait de l'ingratitude pour les grandes.

310. Quelque bien qu'on nous dise de nous, on ne nous apprend rien de nouveau.

311. Nous pardonnons souvent à ceux qui nous ennuient; mais nous ne pouvons pardonner à ceux que nous ennuyons.

312. L'intérêt, que l'on accuse de tous nos crimes, mérite souvent d'être loué de nos bonnes actions.

313. On ne trouve guère d'ingrats, tant qu'on est en état de faire du bien.

479. On est quelquefois un sot avec de l'esprit; mais on ne l'est jamais avec du jugement.

480. Nous gagnerions plus de nous laisser voir tels que nous sommes, que d'essayer le paraître ce que nous ne sommes pas.

502. Il n'y a que les personnes qui ont de la fermeté qui puissent avoir une véritable douceur; celles qui paraissent douces n'ont d'ordinaire que de la faiblesse, qui se convertit aisément en aigreur. 503. La timidité est un défaut dont il est dangereux de reprendre les personnes qu'on en veut corriger.

504. Rien n'est plus rare que la véritable bonté : ceux mêmes qui croient en avoir, n'ont d'ordinaire que de la complaisance ou de la faiblesse.

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