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Et du lutrin rompu réunissant la masse,
Aillent d'un zèle adroit le remettre en sa place.
Si le chantre demain ose le renverser,
Alors de cent arrêts tu le peux terrasser.
Pour soutenir tes droits, que le ciel autorise,
Abîme tout plutôt ; c'est l'esprit de l'Église
C'est par là qu'un prélat signale sa vigueur.
Ne borne pas ta gloire à prier dans un chœur :
Ces vertus dans Aleth peuvent être en usage 1;
Mais dans Paris, plaidons : c'est là notre partage.
Tes bénédictions, dans le trouble croissant,

Tu pourras les répandre et par vingt et par cent;
Et, pour braver le chantre en son orgueil extrême,
Les répandre à ses yeux et le bénir lui-même. »>

Ce discours aussitôt frappe tous les esprits;
Et le prélat charmé l'approuve par des cris.
Il veut que sur-le-champ dans la troupe on choisisse
Les trois que Dieu destine à ce pieux office :
Mais chacun prétend part à cet illustre emploi.
« Le sort, dit le prélat, vous servira de loi.
Que l'on tire au billet ceux que l'on doit élire. »
Il dit on obéit, on se presse d'écrire.
Aussitôt trente noms, sur le papier tracés,
Sont au fond d'un bonnet par billets entassés.
Pour tirer ces billets avec moins d'artifice,

Guillaume, enfant de chœur, prête sa main novice :
Son front nouveau tondu, symbole de candeur,
Rougit, en approchant, d'une honnête pudeur.
Cependant le prélat, l'œil au ciel, la main nue,
Bénit trois fois les noms, et trois fois les remue.
Il tourne le bonnet : l'enfant tire, et Brontin 2
Est le premier des noms qu'apporte le destin.
Le prélat en conçoit un favorable augure,

Et ce nom dans la troupe excite un doux murmure.
On se tait; et bientôt on voit paraître au jour
Le nom, le fameux nom du perruquier l'Amour 3.
Ce nouvel Adonis à la blonde crinière

Est l'unique souci d'Anne sa perruquière;
Superbe, audacieux, et l'effroi du quartier,
Tout son courage est peint sur son visage altier.
Un des noms reste encore, et le prélat par grâce

1. Éloge très délicat de M. Pavillon, alors évêque d'Aleth, dans le BasLanguedoc. (Brossette.) 2. Frontin, sous-marguillier de la Sainte-Chapelle. 3. La boutique du perruquier Didier l'Amour était sous l'escalier de la Sainte-Chapelle. Brossette nous apprend que, quand il arrivait quelque tumulte dans la cour du Palais, le redouté perruquier y mettait ordre sur-lechamp.

Une dernière fois les brouille et les ressasse.
Chacun croit que son nom est le dernier des trois.
Mais que ne dis-tu point, ô puissant porte-croix,
Boirude 1, sacristain, cher appui de ton maître,
Lorsqu'aux yeux du prélat tu vis ton nom paraître !
On dit que ton front jaune, et ton teint sans couleur,
Perdit en ce moment son antique pâleur;

Et que ton corps goutteux, plein d'une ardeur guerrière,
Pour sauter au plancher fit deux pas en arrière.
Chacun bénit tout haut l'arbitre des humains,
Qui remet leur bon droit en de si bonnes mains.
Aussitôt on se lève, et l'assemblée en foule,
Avec un bruit confus, par les portes s'écoule 2.
Le prélat resté seul calme un peu son dépit,
Et jusques au souper se couche et s'assoupit.

LA FONTAINE

Jean de La Fontaine naquit à Château-Thierry, le 8 juillet 1621. Ce n'est qu'à l'âge de vingt-deux ans qu'il sentit naître en lui le goût de la poésie, en lisant une ode de Malherbe. A vingt-six ans, il succéda à son père dans la charge de maître des eaux et forêts. Sa vie abandonnée, peu régulière, peu digne, inspire moins d'estime pour son caractère que ses charmants ouvrages ne commandent d'admiration pour son génie. Commensal et presque parasite de la duchesse de Bouillon, qui l'appelait son Fablier, de Fouquet, auquel il resta fidèle dans sa disgrâce, de Mme de La Sablière, de Mme d'Hervart, des princes de Conti et de Vendôme, il sut du moins honorer sa dépendance par un tendre attachement pour ses bienfaiteurs. La Fontaine fut peu goûté de Louis XIV; Fénelon seul, à la cour du roi, rendait justice au plus aimable de nos poètes 3.

2.

1. Le sacristain de la Sainte-Chapelle s'appelait Sirude.

On quitte alors le temple, et l'innombrable foule
Par tous les trois portaux avec peine s'écoule.

(Chapelain, la Pucelle, livre VII.)

3. Le génie de La Fontaine a été fort bien senti et apprécié par La Harpe, Cours de Littérature, 2° partie, chap. XI,

La Fontaine mourut à Paris, pauvre, à l'âge de soixantequatorze ans (14 août 1695). La religion, qu'il avait plutôt oubliée que méconnue, revint consoler ses derniers mo

ments.

Les Fables de La Fontaine parurent en trois recueils : les six premiers livres en 1668, les cinq suivants en 1678 et 1679, le douzième et dernier en 1694.

Prem. édit. complète des Fables de La Fontaine, Paris, Thierry, 1678-1679-1694, 5 vol. in-12.

Éditions principales, Anvers, 1688-1694, 2 vol. pet. in-8; Paris 1755-1759, 4 vol. in-fol.; Paris, Didot, 1788, gr. in-4; Paris, Didot, 1802, 2 vol. gr. in-fol.; Parme, Bodoni, 1814, 2 vol. gr. in-fol.; Paris, Lefèvre, 1823, 2 vol. in-8; Paris, Crapelet, 1830, 2 vol. in-32; Paris, Plon, 1850, in-64.

On peut consulter WALCKENAER, Histoire de la vie et des ouvrages de J. de La Fontaine, Paris, 1820 et 1824, in-8; CHAMFORT, Eloge de La Fontaine dans l'édition de Lefèvre, Paris, 1822-1823, 6 vol. in-8; TAINE, La Fontaine et ses fables, 3e édit. 1861, in-18; SAINT-MARC GIRARDIN, La Fontaine et les fabulistes, 1867, 2 vol. in-8.

Le tome Ier d'une nouvelle édition des OEuvres de La Fontaine vient de paraître dans la collection des Grands Écrivains publiée par M. Régnier. Il contient les premiers livres des Fables.

Notons en passant que les Fables de La Fontaine sont fréquemment rééditées à l'étranger; nous citerons les éditions allemandes de Laun, Heilbronn, 1877, et de Lubarsch, Berlin, 1881.

La Fontaine est, dans ses Fables, le poète de tous les temps, de tous les États, de tous les âges. L'enfant s'y amuse, l'homme s'y instruit, le lettré les admire. Elles égalent les plus belles œuvres du grand siècle, tant par la pureté irréprochable de leur morale que par l'inimitable perfection de leur style. Le poète reprend à sa source le vieil apologue de l'Orient grossi dans son cours par les inventions successives des Grecs, des Romains, des modernes; il se fait l'héritier universel du bon sens populaire; il recueille avec soin toutes ces fables, les transcrit, les

met en vers, comme il le dit modestement dans son titre ; et ce ne sont plus les fables de Vichnou-Sarmâ, d'Ésope, de Phèdre, de Babrius, encore moins de Planude; le public leur a donné leur vrai nom et a contraint les éditeurs de le leur restituer: ce sont les fables de La Fontaine.

En effet, l'originalité poétique ne consiste pas à inventer le sujet, mais à découvrir la poésie du sujet. Les poètes les plus créateurs n'ont presque jamais inventé autre chose. L'invention de La Fontaine, c'est sa manière de conter, c'est ce style admirable, c'est cette imagination heureuse, qui jette partout l'intérêt et la vie : « Il ne compose pas, dit La Harpe, il converse. S'il raconte, il est persuadé, il a vu. C'est toujours son âme qui vous parle, qui s'épanche, qui se trahit; il a toujours l'air de vous dire son secret et d'avoir besoin de vous le dire; ses idées, ses réflexions, ses sentiments, tout lui échappe, tout naît du moment. »>< C'est dans cette bonne foi, dans cette apparente crédulité du conteur, dans ce sérieux avec lequel il mêle les plus grandes choses aux plus petites que consiste la qualité propre et distinctive de La Fontaine, son inimitable naïveté. On s'imagine entendre un homme assez simple pour ajouter foi aux contes dont on a bercé son enfance. Non seulement il y croit, mais il espère bien vous y faire croire aussi. Son érudition, son éloquence, sa philosophie, tout ce qu'il a d'imagination, de mémoire, de sensibilité, est mis en œuvre pour vous intéresser au débat de Dame Belette avec Jeannot Lapin. De là ce phénomène qu'on n'avait pas vu depuis l'Odyssée, cette singulière mais incontestable alliance de la plus haute poésie avec les récits les plus naïfs; de là vient encore que, selon l'expression de Molière, nos beaux esprits n'effaceront pas le bonhomme.

Il a ce qui manque à ceux de son temps, l'amour et l'intelligence de la campagne. La Fontaine n'eut jamais de cabinet de travail ni de bibliothèque; il se plaisait à composer dans la solitude des champs : là, il étudiait du cœur cette nature qu'il devait peindre.

Je puis dire que tout me riait sous les cieux....
Pour moi, le monde entier était plein de délices;

J'étais touché des fleurs, des doux sons, des beaux jours:
Mes amis me cherchaient, et parfois mes amours.

Cette nature qu'il aime n'est pas un objet banal et indécis, telle que les poètes de cabinet la retracent d'après de vagues duï-dire ses tableaux ont des couleurs fidèles, qui sentent, pour ainsi dire, le pays et le terroir. Ces plaines immenses de blé où se promène de grand matin le maître et où l'alouette cache son nid, ces bruyères et ces buissons où fourmille tout un petit monde, ces jolies garennes, dont les hôtes étourdis font la cour à l'aurore parmi le thym et la rosée, c'est la Beauce, la Sologne, la Champagne, la Picardie 1; La Fontaine est le poète de la vieille France, comme le gardien fidèle de son vieux et charmant langage.

LIVRE I

V. LE LOUP ET LE CHIEN

Un loup n'avait que les os et la peau,

Tant les chiens faisaient bonne garde :

Ce loup rencontre un dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli 2, qui s'était fourvoyé par mégarde.

L'attaquer, le mettre en quartiers,

Sire loup l'eût fait volontiers :
Mais il fallait livrer bataille;

Et le mâtin était de taille

A se défendre hardiment.

Le loup donc l'aborde humblement.
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint qu'il admire.

« Il ne tiendra qu'à vous, beau sire,
D'être aussi gras que moi, lui repartit le chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :

Vos pareils y sont misérables,
Cancres, hères 3, et pauvres diables,

Dont la condition est de mourir de faim.

Car, quoi! rien d'assuré ! point de franche lippée 4!

Tout à la pointe de l'épée !

Suivez-moi, vous aurez un bien meilleur destin. »>>

1. Sainte-Beuve, Portraits et Caractères, article LA FONTAINE. - 2. Poli, luisant de santé et de graisse. 3. Hère, du latin herus, ou de l'allemand herr, signifie maître, seigneur. On dit pauvre hère, comme pauvre sire, dans le sens de gueux; par suite, on a employé hère seul, sans épithète, dans cette acception. 4. Lippée, ce qu'on happe d'un coup de langue, de lippe. Une franche lippée (franche veut dire libre), c'est un festin à-bouche-que

veux-tu.

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